Le rire comme outil d’oppression… ou de décompression !

Par Pascaline Gosuin et Julien Lecomte

Dans cet article, nous tâchons de faire la différence entre le « rire avec » et le « rire de », entre l’humour de camaraderie et la moquerie. En effet, le rire est parfois le symptôme de situations dans lesquelles un individu ou un groupe exerce une pression désagréable sur une ou plusieurs personnes… Le rire a souvent une fonction d’inclusion ou d’exclusion. Dès lors, pourquoi rit-on ? Peut-on rire de tout, avec tout le monde ? Comment rire sans blesser ?

 

C’est le cas par exemple de situations d’humiliation ou d’intimidation à l’école. Un élève prend la parole. Un autre le singe ou fait une blague sur sa manière de parler. Le reste du groupe sourit, rigole ou ignore. Une situation anodine qui peut dégénérer si celle-ci est répétée, et avoir des effets négatifs sérieux sur l’élève qui la subit.

En observant les situations de harcèlement entre jeunes, nous constatons que le ou les jeunes qui harcèlent ou les témoins ne se rendent pas toujours compte de la gravité potentielle de la situation : c’est juste pour rire. Les jeunes, mais aussi les adultes, sont d’ailleurs habitués à se vanner entre eux, à se taquiner, à utiliser l’ironie.

Notons que parfois, les blagues caustiques sont le fait de certains professeurs. Dans un climat de classe malsain et/ou compétitif, en moquant un élève, en l’humiliant (pour de mauvaises notes, par exemple), le professeur s’assure de ne pas être lui-même le bouc-émissaire du groupe, souvent inconsciemment.

Notons aussi que les jeunes sont confrontés à des modèles adultes qui fonctionnent sur ce mode, dans certaines émissions de télé par exemple. Le cas de l’émission « Touche pas à mon poste » a plusieurs fois défrayé la chronique en ce sens, l’animateur et son groupe procédant régulièrement à de « petites humiliations » et transgressant généralement le consentement des personnes moquées. C’est juste pour rire. Jusqu’à quel point ?

Enfin, un focus est souvent mis sur le « harcèlement entre jeunes ». L’observation de ce phénomène nous montre qu’il s’agit généralement d’une dynamique groupale. Il nous semble utopiste d’imaginer que ce genre de dynamique impliquant moquerie, rabaissement et intimidation disparait totalement comme par magie à l’âge adulte, dans le milieu professionnel par exemple…

Le problème vient ici de la disproportion de force entre un individu qui serait le bouc émissaire et le reste du groupe. Il s’agit en fait d’une dynamique sociale dans laquelle il y a un « nous » qui rit d’un autre qui ne fait pas partie du groupe. Lorsque les blagues sont « symétriques », même s’il s’agit de « rire de », il n’est pas nécessairement question de harcèlement scolaire, ce qui en fait quelque chose de difficile à identifier. Par contre, le glissement s’opère parfois vite, et c’est toujours la personne qui en est victime qui sait si elle en souffre et si elle en ressent de l’oppression.

Selon le Larousse, l’« humour est une forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité » (Larousse). Il y a plusieurs formes d’humour, les plaisanteries, les jeux de mots, l’humour noir, le comique, la dérision, le second degré, l’ironie, etc.

L’humour peut favoriser l’inclusion, rassurer l’autre de sa bienveillance, nous rions avec l’autre. L’humour peut aussi favoriser l’exclusion, tel que le sarcasme, l’ironie, la moquerie ou la « private joke ». L’humour est donc une arme à double tranchant, il peut apaiser, mettre en lien, contribuer à la cohésion d’un groupe, ou au contraire exclure, renforcer les clans et augmenter l’agressivité. Dans le cas du harcèlement scolaire, l’humour renforce l’inclusion des uns en canalisant les tensions sur l’autre, en l’excluant de plus en plus.

Le rire est une soupape, un réflexe compensateur, qui nous permet d’exulter le trop plein d’émotions.  C’est une sorte de court-circuit qui crée une surprise et qui déclenche l’éclat de rire.

Trois théories de l’humour (source : Out the Box)

Notre humour va dépendre de nos expériences personnelles, de notre culture et de notre vécu. Nous recensons trois grandes caractéristiques ou théories de l’humour.

1. La théorie de l’incongruité

« Elle suggère que l’humour se produit lorsque la logique et la familiarité sont remplacées par des choses qui ne vont normalement pas ensemble.

Le chercheur Thomas Veatch affirme qu’une blague devient drôle lorsque nous nous attendons à un résultat et que c’est un autre qui arrive à la place. Quand une blague commence, nos esprits et nos corps anticipent déjà ce qui va se passer et comment cela va se terminer. C’est le cas généralement des devinettes, dans lesquelles nous ne nous attendons pas à la réponse finale, par exemple.

L’anticipation prend la forme d’une pensée logique, étroitement liée à l’émotion, et est influencée par nos expériences passées et nos processus de pensée. Quand la plaisanterie prend une direction inattendue, nos pensées et nos émotions changent subitement ».

Cela « bouleverse nos horizons d’attente ».

« Nous vivons alors simultanément deux ensembles de pensées et d’émotions incompatibles. Une incongruité que nous interprétons comme de l’humour et qui nous amène à rire ! »

2. La théorie de la supériorité

Elle entre en jeu lorsque nous rions des erreurs, de la bêtise ou du malheur des autres. La situation nous fait nous sentir supérieur à la personne en question, provoquant un certain détachement qui nous permet d’en rire. On trouve de nombreuses illustrations de cela dans les bêtisiers, rythmés entre autres de chutes, de gamelles et autres bourdes…

 

3. La théorie du soulagement

« Lorsqu’une histoire ou une situation crée une tension en nous, nous faisons face à deux sortes d’émotions et de pensées : la tension en question et le désir de l’évacuer.

Pour nous en libérer, nous utilisons le rire (le fameux « rire nerveux »), ce qui nous aide à évacuer la tension accumulée. Dans les films d’action/thrillers, lorsque la tension est au maximum, le réalisateur utilise un effet comique juste au bon moment. Typiquement, c’est la petite remarque du héros qui permet de dédramatiser la situation (et, au passage, de valoriser le dit héros !). Cela permet au spectateur de se soulager de l’émotion refoulée, et au film de bâtir à nouveau une tension.

Selon Lisa Rosenberg, l’humour (particulièrement l’humour noir) peut aider les travailleurs à faire face à des situations stressantes ».

 

La moquerie, ou quand l’intimidateur impose sa définition de ce qui est drôle

Peut-on accepter toutes les formes d’humour ? Peut-on rire de tout, avec tout le monde, n’importe où ? 

Nous rions pour la plupart du temps des interdits, de ce qui nous mets mal à l’aise. Plus spécifiquement, les adolescents rient de ce qui angoisse et dérange les adultes, ce qu’ils perçoivent comme tabou. Ils vont rire de la mort, de la vieillesse, de la maladie, du handicap, du sexe, de la religion, etc. Ils rient de ce qui n’est pas la norme, de ce qui sort des codes.

Par exemple, un ado qui évolue dans un milieu xénophobe (peur de l’étranger avec des messages tels que : « les étrangers nous volent notre boulot ») rira plus volontiers à des blagues racistes qu’un ado qui a réfléchi à sa peur de l’autre et aura compris qu’elle n’est pas fondée.

Le rire est politique, c’est un choix social. En riant des homosexuels, on prend le risque de créer des liens avec les homophobes, qu’on le veuille ou non. Tout comme en riant des victimes, on crée des liens avec les intimidateurs. Rire est donc un choix, ou du moins un positionnement, conscient ou non.

La plupart du temps, dans les groupes d’adolescents, lorsqu’il y a des moqueries elles sont suivies par l’éternel « mais enfin c’était pour rire, il ou elle n’a pas d’humour » ! L’humour devient alors un sacré fourre-tout dans lequel tout devient acceptable. Si c’est « pour rire » alors, on peut se permettre les pires atrocités, car, enfin, ce n’est pas sérieux ! Il faut donc apprendre à déceler à quel moment l’humour est dirigé « contre », et à quel moment il permet de rire « avec ».

Le rire donne un certain pouvoir que chacun peut s’approprier d’une manière ou d’une autre. Celui qui fait rire le groupe, c’est celui qui mène la danse et qui définit la norme. Faire rire, c’est avoir du pouvoir car on range de son côté les rieurs en définissant par la raillerie c’est qui est acceptable de ce qui ne l’est pas.

C’est pourquoi une personne qui ose répondre à celui qui tente de faire rire « tu n’es pas drôle » se verra rétorquer « t’as pas d’humour ». Sous-entendu « tu ne sais pas ce qui est drôle. Je te suis supérieur car je sais ce dont on doit rire, et tu es bête de ne pas le reconnaître en riant de ma blague ».

Montrer qu’on refuse de rire est un acte qui demande du courage. C’est pouvoir s’opposer ouvertement à ce qui communément amuse la masse est donc faire savoir au « meneur » qu’on ne lui reconnaît pas le droit de brimer un groupe donné (qu’on en fasse partie ou non) au risque d’être exclu ou encore plus moqué.

C’est ainsi que l’humour oppressif fonctionne : on tient l’autre en respect. S’il ne veut pas être exclu du groupe, il doit accepter qu’on se moque de lui sans rien dire, et même en rire avec les autres

Rire, c’est rire avec. Se moquer de, c’est rire contre.

Chacun peut choisir de quoi il rit en comprenant pourquoi il rit de certaines choses et pas d’autres et ce, en s’observant lui-même.

On peut rire du sexisme avec une femme, on peut rire du racisme avec un arabe. On peut rire du handicap avec une personne porteuse d’un handicap. Avec leur consentement. Par contre, se moquer c’est exclure la cible du rire. Rire avec elle, c’est l’intégrer dans le groupe, dans la société. Il faut dès lors se poser les bonnes questions lorsqu’on pratique l’humour. Quel est mon but ? Est-ce que je cherche à exclure ou à intégrer ? Et si je cherche à intégrer, est-ce que c’est réellement visible ? Ne suis-je pas maladroit ? Il est important de prendre conscience du ressenti possible de l’autre par rapport à ma blague.

Il n’est pas évident d’anticiper combien l’humour, même celui aux apparences les plus innocentes, peut être excluant… Prenons le cas d’un enseignant qui fait des jeux de mots en classe. Certains élèves les comprennent, d’autres pas. Sans le savoir, l’enseignant exclut une partie de sa classe et se lie avec l’autre partie (ceux qui ont compris). Le rire qui se voulait certainement incluant devient excluant.

Des « règles du jeu » de l’humour

Il serait triste de conclure cet article en s’imposant de ne plus rire ou de ne plus utiliser l’humour au risque de blesser autrui ! Par contre, comme on ne rit pas des mêmes choses, on peut rire avec l’autre quand on partage les mêmes règles ou codes que lui.

Selon Bruno Humbeeck, il y a 3 « règles » qui définissent si l’on peut rire avec une autre personne :

  • Partager les règles communicationnelles : on a les mêmes codes, la même culture du rire, les mêmes valeurs.
  • Ne pas rire partout : c’est le principe de séparation. On peut rire de tout mais pas n’importe où. Exemple : Si on rit lors d’un enterrement, si c’est un rire nerveux, cela passera peut-être, mais si c’est de « l’humour », cela devient dérangeant, malsain.
  • S’ancrer dans le réel et composer avec le réel. On peut rire, mais il faut pouvoir revenir au réel par après, sinon cela s’apparente à la folie et mieux vaut aller consulter !

Même les personnes les plus stoïques arrivent parfois à rire, personne n’y échappe. C’est juste que les gens ne rient pas toujours au même moment, ni pour les mêmes raisons. Le rire a des fonctions de régulation émotionnelle et sociale fortes. Plutôt que de ne pas rire, nous invitons à prendre de conscience de pourquoi on rit, des fonctions utiles du rire, et d’avec qui (voire contre qui) nous rions. Nous pourrons ainsi non pas rire moins, mais rire mieux !

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Lire aussi nos articles sur le harcèlement scolaire : https://www.universitedepaix.org/ressources/archives-des-articles