Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Âge adulte » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

Plan du dossier

Définition et enjeux de la problématique

Les délimitations qui suivent s’inspirent notamment de Damasio, Philippot, Kotsou, Goleman…

Le management émotionnel est à entendre ici comme la prise en compte des émotions dans le pilotage d’une action collective, en contexte professionnel. Il s’agit de gérer une équipe en faisant preuve d’« intelligence émotionnelle », c’est-à-dire d’une capacité à utiliser les émotions d’une manière adéquate (en fonction des situations), adaptée, efficace.

De manière plus concrète, il s’agit des aptitudes managériales à identifier, décoder les émotions (les siennes et celles de l’autre), les comprendre (ou interpréter), les exprimer et favoriser leur expression chez l’autre, les réguler

Par « émotion », nous entendons une réaction anticipative à un stimulus, qui se manifeste par des sensations physiques (agréables ou désagréables) et orientent l’action.

Gérer les émotions désagréables en contexte professionnel

Déjà en 1993, l’IRS (Institut de Recherche sur le Stress) s’interrogeait sur le coût du stress au travail. Selon leur rapport sur le travail dans le monde [Institut de Recherche sur le Stress (IRS), « Le stress dans le monde du travail », in Le travail dans le monde, IRS, 1993. Notons que le mot « stress » est ici entendu en un sens très large, englobant l’ensemble des émotions désagréables], aux États-Unis, le stress coûterait à l’industrie quelque 200 milliards de dollars par an à cause de l’absentéisme, des pertes de productivité, des indemnités de l’assurance santé et des frais médicaux directs. Au Royaume-Uni, on estime que le coût du stress – maladie, baisse de la productivité, mouvements de personnel, décès prématurés – pourrait représenter jusqu’à 10 pour cent du PNB.

Une étude de 2001 [Van Der Klink & al., « The benefits of interventions for work-related stress », in Am J Public Health, 2001, pp. 270–276] va également en ce sens en concluant que les problèmes de régulation émotionnelle seraient la première cause d’absentéisme pour raison médicale, et non plus essentiellement des problèmes d’origine somatique comme auparavant.

En 2002, une enquête réalisée en 2002 par l’entreprise Towers Perrin [Towers Perrin, Towers Perrin 2002 Health Care Cost Survey : what consumers and employers are doing about the increases, USA : Towers Perrin, 2002] aux Etats-Unis fait apparaître que si les employeurs perçoivent plutôt bien l’état d’esprit de leur personnel, ils ne décèlent pas exactement certaines des causes premières de leur malaise. Un autre résultat majeur de cette enquête réside dans une corrélation entre les émotions positives fortes ressenties par les salariés et les résultats financiers de l’entreprise. « Mettre l’accent sur les émotions est sans doute le seul moyen qui reste aux entreprises pour améliorer la productivité », concluent les auteurs de cette recherche.

Nous pourrions multiplier les références actuelles abondant en ce sens.

> Lire par exemple notre recension documentaire sur le site de UP Entreprise.

Selon ces sources, à l’enjeu essentiellement humain du développement des capacités émotionnelles des individus, il y aurait également des enjeux au niveau de l’objet même de l’organisation, de sa rentabilité et de son efficacité.

En somme, les émotions ne se confinent pas à la sphère privée, en dehors de la sphère professionnelle. Ajoutons enfin que dans des organismes spécifiques liés au soin ou à l’accueil de la personne par exemple, les compétences émotionnelles semblent d’autant plus fondamentales. D’autres cas ont été évoqués. Dans l’armée, par exemple, le « facteur humain » a été identifié à plusieurs reprises comme étant déterminant dans des accidents. Lorsque l’information ne circule pas entre deux pilotes ou deux démineurs en raison d’un différend, les conséquences peuvent être dramatiques.

En effet, dans certains secteurs, il est d’autant plus important de pouvoir accueillir la souffrance, faire face à l’épuisement, gérer les traumatismes ou encore accompagner les personnes qui ont besoin d’un soutien à un moment donné.

Une demande émergente ?

Les entreprises sont de facto appelées à prendre en compte le bien-être et les risques psychosociaux en contexte professionnel. Il existe en effet des stimuli extérieurs, comme la réglementation par exemple.

Pour la Commission européenne en 2001, « être socialement responsable signifie non seulement satisfaire aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir « davantage » dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes » [Commission des communautés européennes, Livre vert. Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles : CCE, 2001].

En Belgique :

« L’employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les risques psychosociaux au travail, pour prévenir les dommages découlant de ces risques ou pour limiter ces dommages […]

Les lois du 28 février 2014 et du 28 mars 2014 ont profondément modifié les dispositions du chapitre Vbis de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Ce chapitre fixe désormais un cadre général pour la prévention des risques psychosociaux au travail là où auparavant il ne concernait que la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ».

« Risques psychosociaux au travail », SPF Emploi, 2014. En l’occurrence, le cadre légal est fixé notamment par la Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail et l’Arrêté royal du 10 avril 2014 relatif à la prévention des risques psychosociaux au travail.

De ce fait, plusieurs entreprises procèdent à des aménagements de leur règlement de travail, réalisent des enquêtes visant à apprécier le bien-être et présentées en concertation syndicale, etc.

Comme nous l’avons vu par ailleurs, il est possible de « chiffrer » l’intérêt des entreprises par rapport à la mise en place de mesures visant à réduire le stress ou les tensions au travail. Certains concepts comme « le bonheur » ou « l’intelligence émotionnelle » au travail, par exemple, semblent être de plus en plus mis en avant. Voir entre autres : Chanlat, J.-F., « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d’intelligence émotionnelle », in Revue Travailler, Edition Martin Média, 2003/1.

Il semble par conséquent qu’une demande émerge ou se renforce quant à ces domaines.

Les compétences émotionnelles se développent

Dans le même ordre d’idées, les individus sont parfois démunis par rapport à la prise en charge de cette thématique en contexte professionnel.

Il existe un préjugé selon lequel « une gestion adaptée des émotions s’acquiert de manière naturelle ». Ce préjugé est plus ou moins présent dans la sphère professionnelle. En lien avec la tendance à confiner les émotions au niveau individuel et à la responsabilité de chacun, il s’agit de postuler qu’il suffit de travailler dessus « avec ses propres ressources » pour développer leur prise en charge « intelligente », appropriée et adaptée. Certains travailleurs sociaux optent pour des méthodologies similaires lorsque ceux-ci tâchent d’appliquer à leur propre contexte des techniques utilisées avec les bénéficiaires de leurs services. Un appel à un superviseur ou à un médiateur est perçu comme inutile dans la mesure où ils estiment disposer des ressources « en interne ». Or, chacun est conditionné différemment (entre autres par son vécu) au niveau de ses émotions.

Dès le plus jeune âge, nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles nos réactions fonctionnent plus ou moins bien dans un contexte donné. Celles-ci ont une influence sur notre perception de la réalité, et comment nous l’abordons ensuite, teintée de joie, de peur, de colère ou de tristesse par exemple.

Ce n’est pas tout : suite à plusieurs expériences, plusieurs auteurs affirment qu’il existe des prédispositions « innées », épigénétiques, à des types de réactions émotionnelles. C’est le cas notamment de rats dont les parents ont été conditionnés à craindre une odeur, et qui craignent eux-mêmes cette même odeur sans pour autant avoir été eux-mêmes confrontés auparavant à une punition en présence de cette odeur. Avant d’être conditionnées par notre propre vécu, nos réactions émotionnelles seraient conditionnées par les réactions de nos ancêtres, par des « marquages » épigénétiques.

Une discussion sur l’aspect inné ou acquis des émotions pourrait être approfondie.

C’est ainsi que l’on voit appliquer des approches « top-down » dans lesquelles des journées de « team building » ou de « relaxation » sont imposées sans encadrement ni autre objectif annoncé. Des personnes se mettant plus volontiers que d’autres en colère, dans un état d’anxiété ou de tristesse sont rappelées à l’ordre et invitées éventuellement à se faire prendre en charge psychologiquement. Dans cette approche, il suffirait de décréter (unilatéralement) que chacun doit être attentif à gérer son stress pour régler les tensions et apaiser les émotions désagréables.

Ce type d’approche a également la particularité d’être essentiellement curative, réactive. Il s’agit de mettre un sparadrap sur une plaie, un symptôme ou une blessure, et non de travailler de manière systématique sur les causes. Il est dans cette optique plus simple d’attribuer la responsabilité uniquement à une personne – porteuse du symptôme – que de partager une réflexion commune sur le bien-être et favoriser un cadre permettant une expression et une canalisation constructives des émotions (Cf. la suite du dossier).

Selon nous, il ne suffit pas de renvoyer chacun individuellement à la gestion de ses émotions, sans accompagnement, pour que les choses fonctionnent mieux. Comme le dit Jean-François Chanlat (op. cit.), « l’intelligence émotionnelle est le résultat d’un apprentissage ». Pour changer, il est nécessaire de prendre conscience de ses propres prédispositions émotionnelles – nous parlerons même de conditionnements – et de les dépasser. De plus, en situation professionnelles, des comportements inadaptés peuvent être dus à des dysfonctionnements de groupe ou organisationnels, et non seulement à des sensibilités individuelles.

Bascule de paradigme autour des émotions

Notons dans la lignée des réflexions qui précèdent que nous nous situons dans un paradigme qui considère que chacun peut se permettre de ressentir des émotions. Il ne s’agit plus de connoter moralement les émotions comme si elles étaient « négatives », répréhensibles en soi. L’idée n’est pas de chercher à les bannir.

Au contraire, nous considérons que les émotions ont une utilité. Par exemple, la colère met le corps dans une disposition et une énergie propices à surmonter certains obstacles.

Des enjeux de société : à quel monde (du travail) contribuons-nous ?

Il reste adéquat de se demander en quoi répondre à une telle demande contribue à changer non seulement les organisations, mais également la société dans son ensemble.

Quel est le sens de former des individus aux émotions dans le contexte professionnel ? Quels sont les objectifs poursuivis, et quelle est leur pertinence ?

Les objectifs déclarés sont les suivants. Il s’agit de prendre soin des individus et de favoriser un climat harmonieux, de respect mutuel. Au-delà du fait de rendre les travailleurs plus efficaces et plus outillés (ce qui a aussi des impacts sur la société dans son ensemble), il est question de développer un « vivre ensemble » plus agréable. A ce sujet, le lecteur pourra aussi prendre connaissance des ouvrages L’établi (1981) et Éloge du carburateur (2010). Ces ouvrages traitent notamment des conditions de travail et montrent combien celles-ci peuvent avoir une influence sur les émotions d’un individu.

Or, en corollaire de cette attention au « bien-être » des travailleurs, il se pourrait qu’émerge un nouveau type de pression sociale qui se traduirait par une norme imposée : « sois heureux (au travail) ». Le « bonheur au travail » serait une idéologie contribuant à reproduire un système sans l’interroger de manière critique.

Derrière l’injonction faite aux individus d’être heureux et de s’épanouir au travail, il n’y aurait pas de remise en cause du travail en tant que tel, de son organisation et de sa structure. Le bonheur en contexte professionnel ferait partie d’une sorte de « guide du parfait travailleur » et s’ajouterait à d’autres « messages contraignants » de type « sois parfait », « sois fort », etc. Cf. Cardon, A., Lenhardt, V., Nicolas, P., « Chapitre 11. Les comportements qui nous emprisonnent : les miniscénarios », in Mieux vivre avec l’analyse transactionnelle (2e édition), Paris : Eyrolles, 2004, pp. 183-191.

Cet impératif se manifesterait sous forme de comportements attendus et de règles implicites. Cela peut contribuer à mettre encore plus l’accent sur la responsabilité individuelle, plutôt que sur le collectif[3]. Selon cette hypothèse, le bien-être au travail contribuerait à construire des aliénations dans lesquelles l’individu est seul responsable de son propre bien-être. En effet, s’il est plus « autonome » dans la gestion de ses émotions, il est également davantage responsable de celles-ci. L’autonomisation des individus s’accompagne de leur responsabilisation.

Ce mouvement valorisant le bien-être au travail s’accompagne d’une porosité croissante entre la sphère de l’intime (privée) et la sphère professionnelle. Celle-ci est renforcée par l’usage des technologies en réseau : avec les mails, les smartphones et les tablettes, les individus sont joignables dans un contexte d’immédiateté y compris en-dehors du bureau.

En somme, il parait important de s’interroger sur le cadre de l’intervention visant à favoriser le bien-être et la prise en compte des émotions en contexte professionnel. Dans quelle mesure contribuons-nous à une idéologie ?

Très concrètement, en tant qu’intervenant, on peut par exemple se demander s’il n’est pas préférable que les travailleurs soient véritablement en demande personnelle de formation, volontaires pour travailler sur leurs émotions.  L’intervenant pourrait en effet limiter son action à des coachings individuels avec les personnes qui le souhaitent, ou encore à des formations uniquement destinées à des « volontaires » (quitte à ce que ceux-ci soient issus de différents secteurs de l’entreprise et regroupés). Cela pourrait également permettre d’éviter des dynamiques « négatives » en situation de formation, impulsées par des individus qui ne seraient pas « preneurs ».

L’émancipation critique du citoyen par rapport à de tels processus semble importante afin de ne pas lui attribuer à lui seul la responsabilité de son stress et de ses émotions désagréables, et de lui permettre d’agir consciemment à leur égard.

A ce titre, Hannah Arendt distingue trois catégories de la « vie active » (la « Vita Activa ») : le travail, l’œuvre, et l’action [Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1983].

  • Le travail est l’activité humaine qui lui permet de répondre à ses besoins vitaux. Il s’agit de se nourrir, par exemple. L’être humain travaille pour vivre, pour survivre. Il exploite et consomme des ressources. Cela peut être une activité très « stressante », dans la mesure où la survie est en jeu.
  • L’œuvre correspond quant à elle à l’activité de création d’objets, d’« artefacts ». Il s’agit de productions qui n’existent pas telles quelles dans la nature, et qui sont amenées à être utilisées par lui : des outils, des bâtiments, des vêtements, des œuvres d’art, etc.
  • Enfin, l’action correspond à l’interaction des hommes entre eux. C’est l’activité politique, citoyenne. Elle s’incarne dans la parole (publique).

Si l’objet d’une entreprise est la culture du maïs, une formation en développement de l’intelligence émotionnelle n’a pas pour finalité (a priori) de modifier la nature de la tâche. Il en est de même pour la production de machines à lessiver ou pour l’action d’une ONG.

Toutes celles-ci peuvent néanmoins générer des émotions, notamment en regard d’un manque de sens (une direction) perçu par les individus. Cela soulève dès lors la question de la motivation.

Il apparait dès lors que le mandat de l’intervention de « management émotionnel » nécessite d’être clair pour toutes les parties prenantes : à quoi nous engageons-nous, et dans quelle mesure ? Quels impacts souhaitons-nous générer par notre action au sein des entreprises concernées, ainsi qu’au niveau de la société dans son ensemble ? Cette réflexion est à partager entre autres avec les commanditaires de la formation.

Recommandations

  • Sensibiliser en reliant l’intervention de management émotionnel avec les obligations légales en termes de prévention des risques psychosociaux et de bien-être, ainsi qu’avec les effets observés au niveau de la rentabilité.
  • Déconstruire les préjugés et les freins confinant les émotions et les relations à la sphère intime / privée, en-dehors du contexte professionnel.
  • Valoriser une éthique et une expertise particulières, basées sur des valeurs et un travail de terrain sur le long terme auprès des entreprises qui souhaitent investir dans le capital humain.
  • Cadrer l’intervention (le mandat) en fonction de cette éthique, en collaboration avec le commanditaire et en regard de la société à laquelle nous souhaitons contribuer.

Plan du dossier