Régulièrement, l’Université de Paix est appelée pour résoudre des cas de violences, comme on appelle les pompiers lorsqu’il y a le feu. Les formateurs et animateurs en gestion de conflits peuvent éteindre ce type d’incendie, mais il reste alors un travail de reconstruction à effectuer : comment réparer ce qui a été endommagé ? Comment aurait-on pu prévenir ce phénomène ?

Par Julien Lecomte, Chargé de communication à l’Université de Paix

Il n’est pas seulement question de cesser la violence. Comme le disait Dominique Pire, « la paix, ce n’est pas seulement le silence des canons ». La paix est plus que l’absence de violence. Dès lors, comment agir pour favoriser et maintenir un climat de paix, des relations harmonieuses ?

Face à des cas de harcèlement ou d’injures et de coups (par exemple), les différents acteurs et intervenants peuvent être désemparés. Ils souhaitent dès lors des solutions rapides et radicales. En réalité, plusieurs théories montrent que cela implique plusieurs niveaux d’action.

A. Pyramide de prévention (Deklerck, J.) et systémique

Cette approche correspond à un traitement très spécifique du phénomène, focalisée sur le problème. C’est ce que J. DEKLERCK appelle des mesures curatives. Il s’agit par exemple des sanctions, qui sont plus ou moins éducatives et efficaces selon les cas. Si un élève perturbe le cours en insultant plusieurs de ses camarades, il est mis en retenue. L’Université de Paix reçoit régulièrement des demandes d’intervention « curative », pour résoudre un problème dans l’immédiat : « quelles solutions mettre en place » ?

DEKLERCK explique qu’il s’agit d’un niveau de prévention indirecte, entre autres dans la mesure où il appelle à d’autres actions par la suite. Il s’agit d’interventions très situationnelles, à court terme (travailler les mesures curatives à un moment donné n’empêche pas de travailler ensuite d’autres dimensions de la pyramide, au contraire. Pour Deklerck, il y a une notion de « feedback »).

Pyramide de prévention (Deklerck)

Cependant, si le problème se répète, il implique une réflexion plus large quant à la prévention. Viennent alors ce que DEKLERCK appelle des mesures spécifiques de prévention. Ces mesures se situent toujours au niveau du problème, mais cette fois il s’agit de s’interroger sur comment éviter qu’il survienne. Il s’agit alors de prévention directe. Par exemple, pour prévenir le harcèlement, il est possible d’organiser des sensibilisations au phénomène dans les classes.

Toujours selon l’auteur, il existe ensuite des mesures générales de prévention. Progressivement, le focus se déplace du problème (approche spécifique) au bien-être (approche fondamentale). Il s’agit toujours de prévention directe du problème, mais nous nous situons déjà dans un cadre élargi par rapport au contexte et aux relations. Des outils de communication, de négociation ou encore de médiation par les pairs peuvent être travaillés à ce niveau. Une réflexion démocratique sur les règles et un travail sur la confiance en soi (estime de soi), sur les émotions, etc. peuvent également être mis en place.

A cela s’ajoutent des actions relatives à la mise en place d’un cadre général favorisant la qualité de vie. Le focus est clairement ici davantage sur le bien-être. Il n’est plus vraiment question de prévention directe, étant donné que le problème n’est plus mentionné. Le travail s’effectue alors sur tout le contexte, qui a une influence sur les interactions. Il s’agit entre autres d’activités relatives au « vivre ensemble » (climat de classe, team building en équipe, etc.) ou encore sur les dynamiques de groupe. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il arrive que nous recevions des demandes pour agir sur le « climat » d’une équipe de travail alors qu’il y a des problèmes avérés (disputes, inimitiés, etc.). Tout comme une approche focalisée sur le problème risque d’être insuffisante, un moment de team-building n’est en principe pas supposé apporter de mesures curatives par rapport à des problèmes situationnels…

Enfin, l’auteur élargit encore son modèle en y intégrant un niveau d’action relatif au bien-être, pris globalement dans la société.

En somme, cela signifie que la prévention de la violence est traversée par l’ensemble des niveaux identifiés par Deklerck : les mesures curatives peuvent s’accompagner de mesures de prévention directe (spécifiques ou générales), ainsi que d’un travail sur la qualité de vie. Le travail préventif fait appel (au moins indirectement) à des actions contextuelles, qui touchent au bien-être et au « vivre ensemble » harmonieux en société.

Dynamique du changement en systémique (Watzlawick, P.)

Ces considérations rejoignent des notions issues de la systémique (P. WATZLAWICK). La systémique distingue deux types de changements :

Les changements au sein de la structure

Le changement s’opère au niveau des éléments du système. Ce sont des phénomènes auto-correcteurs sur des éléments internes ou externes qui menacent l’équilibre du système. S’il y a un bouc-émissaire dans une équipe ou une école, et que le bouc-émissaire démissionne ou que son persécuteur est licencié, il s’agit d’un changement de ce type.

Les changements de la structure en tant que telle

Si l’on refond l’organigramme et que l’on redéfinit les fonctions de chacun, on se situe à un niveau structurel.

Derrière cette distinction se retrouve l’idée selon laquelle il existe plusieurs types et niveaux d’action pour une même problématique relationnelle. Il n’existe pas une recette unique universelle, mais bien plusieurs approches complémentaires.

Modèle des rouages (Université de Paix)

A l’Université de Paix, nous avons développé par ailleurs un modèle sous forme de « rouages », qui distinguent également les types d’actions possibles pour prévenir la violence, ainsi que développer et maintenir un climat relationnel harmonieux. Ces rouages sont les suivants :

Vivre ensemble

Il s’agit d’un travail sur le climat général, focalisé sur le bien-être, l’estime de soi, la sécurité et la mise en place de dynamiques coopératives, et visant à mieux se connaître. La définition du cadre de vie (règles) dépend de ce processus.

Comprendre

C’est le niveau de l’analyse et de la réflexion relative aux dynamiques de groupe, aux attitudes en conflits, aux croyances et représentations, etc.

Communiquer

Ce rouage correspond à l’échange, à l’interaction, tant en termes d’affirmation que d’écoute (y compris au niveau émotionnel, non verbal…).

Agir / intervenir

Ce rouage concerne l’intervention dans une situation conflictuelle, en tant que partie au conflit (négociation) ou en tant que tiers (médiation).

B. Niveaux d’intelligibilité du social (Ardoino, J., lu par Pirotton, G.)

Ce n’est pas tout. Sur base des délimitations de J. ARDOINO, G. PIROTTON distingue cinq (voire six) grands niveaux pour comprendre (et agir) par rapport à la réalité sociale.

Psychologique, intrapersonnel

Nous nous situons ici à l’échelle de l’individu, « en son for intérieur ». Les comportements violents sont souvent rattachés de manière réductrice à des causes psychologiques : « tel élève est un persécuteur », « c’est son caractère », « il a des problèmes personnels en ce moment ».

Interpersonnel

Il est question de la relation entre deux individus, de leur interaction.

Groupal

Un exemple typique de groupe est une classe ou une équipe de travail. Les cas de harcèlement sont à envisager d’un point de vue groupal, dans la mesure où ils impliquent en général des rôles de « persécuteurs », de « victimes », mais aussi d’« observateurs-témoins » plus ou moins passifs.

Organisationnel

C’est un niveau plus structurel qui correspond au règlement d’un établissement ou encore aux fonctions de chacun, par exemple.

Institutionnel

Ceci correspond au cadre social plus large auquel les organisations d’un certain type sont soumises. C’est l’enseignement scolaire, ou encore la législation des sociétés privées, par exemple.

Toute situation a en réalité des dimensions relevant des cinq niveaux. Ce que dit ARDOINO, c’est que pour comprendre (et agir sur) le social, il est possible de prendre en compte ces différentes échelles de réalité, intrinsèques à chaque situation. Tout comportement s’inscrit dans un contexte social plus large.

C. Exemple des programmes harcèlements, médiation entre jeunes, graines de médiateurs…

Si les délimitations proposées sont différentes sur certains points, toutes semblent en tout cas s’accorder sur une chose : la réalité sociale est complexe. Pour une même situation, il existe plusieurs types ou niveaux d’action possibles. En soi, aucune action n’est nécessaire, ni suffisante : c’est par un ensemble d’interventions qui dépendent du contexte que les situations évoluent.

En guise de synthèse et de prolongement, voici comment l’Université de Paix met en œuvre ces considérations lors de ses différents programmes et interventions de terrain.

En lien avec la pyramide de prévention de DEKLERCK, quand nous traitons du phénomène du harcèlement ou de la violence, par exemple, nous partageons tout d’abord des pistes d’intervention immédiate au niveau « curatif ». Aussi, notre intervention ne se substitue pas à d’éventuelles sanctions, si possible accompagnées d’un travail de réparation et de compréhension.

Le travail de fond consiste également à mener des actions de prévention spécifique (sensibilisation, réflexion sur le phénomène, analyse de celui-ci, etc.).

Une attention est enfin portée aux dynamiques de groupe dans un cadre plus large et à des activités visant à construire du lien et développer l’empathie chez les élèves. Dans la typologie de DEKLERCK, cela correspond à des mesures générales de prévention ou ayant trait au cadre général de qualité de vie.

Pour le travail sur les rouages (vivre ensemble, comprendre, communiquer, agir), nous renvoyons à cet article qui explique comment ils structurent le programme Graines de médiateurs ou encore à la catégorisation de nos modules de formation.

Enfin, tous nos programmes d’intervention impliquent un travail avec les différents acteurs, et sur les différents niveaux identifiés par ARDOINO :

Travail avec les élèves

  • Intrapersonnel, psychologique : confiance en soi, estime de soi, émotions, réflexion sur les attitudes en conflit et sur les croyances
  • Interpersonnel : communication, écoute, assertivité, négociation (voire médiation)

Travail avec le groupe-classe, avec les enseignants, etc.

  • Groupal : dynamique de groupes, vivre-ensemble

Travail avec le corps professoral, les enseignants, les directions

  • Organisationnel : question du ROI, réflexion sur les rôles de chacun, accompagnement de projet, etc.

Feedback, communication « grand public » : volonté d’impulser des dynamiques institutionnelles, sociétales par rapport à l’enseignement, notamment