L’adolescence comme quête et comme « passage », avec un rapport au corps et au risque

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif aux pistes éducatives face à la « radicalisation ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « adolescence » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

Plan du dossier

Dans les années 1930, des jeunes sont partis vers l’Espagne pour prendre les armes contre le régime de Franco. Courant des années 1950, d’autres sont partis se battre en Corée. Comment comprendre ces jeunes qui sont partis risquer leur vie à la guerre, dans un processus qui ne semble visiblement pas neuf ? Notons que dans cette hypothèse, ce phénomène est également indépendant de sa dimension religieuse.

Une hypothèse se situe dans l’idée de « passage » que représente l’adolescence. Cette période est celle qui précède l’entrée dans « l’âge adulte ». Cela suppose une certaine « construction » de l’identité, ainsi qu’un certain rapport au corps et au risque.

Le manque d’accompagnement adulte de la prise de risque peut mener à des comportements dangereux, consistant à se « mettre à mal ». Selon la philosophe Isabelle Stengers, citée par Thierry De Smedt, en développant un idéal de non-risque, nous cessons d’accompagner le jeune dans sa prise de risque. Ce faisant, les adolescents sont exposés à des risques beaucoup plus graves, dans lesquels certains individus ou groupes leur proposent des réponses toutes faites :

Comme le disait la philosophe Isabelle Stengers […], beaucoup de cultures ont cette singularité d’être des cultures du risque, c’est-à-dire une pensée de ce qu’un humain doit risquer pour devenir adulte. C’est peut-être par rapport à cette notion de culture du risque, de pensée du risque, que notre situation est curieuse.

Pourquoi ? Parce que, d’un côté, nous avons une espèce d’idéal d’éviter le risque, c’est-à-dire de mener les jeunes tranquillement, comme sur un bateau, dans la pure bonne volonté de dialogue général, vers l’état d’adulte. Nous avons une sorte d’idéal de non-risque, selon lequel le risque est dangereux et le danger devrait être évité. De l’autre côté, on soumet ces jeunes générations à ce que j’appellerais « des risques éminents », mais que justement on ne cultive pas, puisque ces risques sont là, sur fond d’un idéal de non-risque. Parmi ces risques éminents, je vois l’ensemble des opérations sociales, socio-économiques, socio-politiques même, qui s’adressent à ces nouvelles générations comme à des «jeunes», que ce soit la publicité, les sondages d’opinion… où l’on spécule sur ce que les jeunes vont penser, vont désirer.

De Smedt, T., « Risques et communication : la communication dangereuse », in Recherches en communication n°22, Louvain-la-Neuve : UCL, 2004. Consulté le 07/01/2015.

Un « risque éminent » est justement celui d’une certaine forme de propagande guerrière qui s’adresse spécifiquement aux jeunes.

Pour Philippe van Meerbeeck, également cité par Thierry De Smedt, cette prise de risque est constitutive de l’adolescence. Il illustre les conséquences parfois dramatiques d’une absence d’accompagnement éducatif de ce passage :

Le pédopsychiatre Philippe van Meerbeeck, de son côté, insiste sur le rôle central de la prise de risque dans la post-adolescence : l’adolescence, c’est l’âge des risques car les jeunes sont attirés, aspirés par lui. La mise en garde attire. Et l’on a besoin du risque pour grandir. Le risque est une initiation. Il n’y a plus de rites de passage à la puberté comme dans les sociétés primitives, ni de mythes explicatifs de ce cheminement. Auparavant, les adultes prenaient en charge ces rites. Aujourd’hui, le travail de passage existe toujours mais c’est au jeune que revient la charge de l’inventer.

[…] Philippe van Meerbeeck va plus loin et signale, à la lumière des cas concrets qu’il est amené à soigner, que certains jeunes éprouvent le besoin de se « mettre à mal », c’est-à-dire de s’infliger des dommages, pour réussir à faire le deuil de certaines qualités idéales qu’ils s’attribuaient, dont ils constatent, douloureusement, qu’ils sont dépourvus et qu’ils ne les auront jamais. Certaines pratiques dangereuses des jeunes (conduite sportive, percements de la chair, drogue, boisson, tabac, « rave parties », jeux hallucinatoires en réseau, etc.) illustrent ce besoin d’une mise à mal purificatrice.

De Smedt, T., « Risques et communication : la communication dangereuse », in Recherches en communication n°22, Louvain-la-Neuve : UCL, 2004. Consulté le 07/01/2015.

Cette place de la recherche d’« expériences initiatiques » au moment de l’adolescence est développée par plusieurs auteurs. Certains auteurs relient la recherche d’expériences initiatiques à une forme de « narration » de soi. Suite à un appel de l’extérieur, le « héros » (ou le jeune) vivrait une mort symbolique, caractérisée par des séparations, des épreuves ou encore des guerres (éventuellement une guerre intérieure) – des rites de passage en somme. Ensuite, le héros « renaît », il atteint l’objet de sa quête et peut enfin « rentrer », retourner dans son « monde » d’origine, transformé par son expérience. Il s’agit d’une figure archétypique : c’est le voyage du héros, le mythe du héros. A ce sujet, cf. entre autres :

  • Campbell, J., Les Héros sont éternels (The Hero with a Thousand Faces), 1949.
  • Rebillot, P., The Hero’s Journey: Ritualizing the Mystery in Spiritual Emergency: When Personal Transformation Becomes a Crisis, édité par Stanislav Grof et Christina Grof, Warner Books, 1989.

Pour Bruno Humbeeck, cette quête de soi et de sa place au monde s’est complexifiée avec le temps. Par rapport à des structures sociales où « chacun a sa place » et où les rôles sont déterminés à l’avance, l’adolescent doit aujourd’hui « s’individualiser » et « faire » sa place. Sur ce thème, voir notamment : Humbeeck, B., interviewé dans l’émission Canal et compagnie : « La construction de l’image de soi des jeunes », Canal et compagnie, 2016.

En conséquence, il peut être intéressant de développer un travail d’exploration de l’intériorité : « qui suis-je, à quoi je sers ? ». A ce sujet, cf. notamment D’Ansembourg, T., « L’intériorité citoyenne », Conférence TEDx, Louvain-la-Neuve, 2013. Vidéo consultée le 12/10/2015.

En effet, cette « quête de sens » a des composantes identitaires profondes, telles que l’autocompréhension (la manière dont chacun se perçoit et perçoit son rôle et sa position en société) ou encore le sentiment d’appartenance à un groupe. A cette quête de sens correspondent des valeurs élevées d’idéal.

Notons que « l’identité » est un concept polysémique, qui pose par conséquent problème du point de vue scientifique. Nous parlons par conséquent plus volontiers de composantes identitaires (autocompréhension, sentiment d’appartenance, etc.). Cf. Brubaker, R., traduit par Frédéric Junqua : « Au delà de l’“identité” », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), pp. 66-85. Consulté le 12/10/2015.

Or, l’extrémisme radical est porteur de promesses très fortes. Cela peut être une offre « rassurante » de réponse. De plus, c’est un vecteur potentiel d’estime de soi : « vous serez un héros », « vous allez changer radicalement le monde ». Le moyen proposé est un moyen destructeur, mais il est associé à des valeurs élevées, un idéal de changer le monde. Les stratégies de recrutement promettent également un grand sentiment d’appartenance : « nous serons toujours là pour toi, nous sommes ta famille ».

Plusieurs études tendent à démontrer qu’il existe des constantes dans l’adhésion au groupe de haine. Parmi ces constantes, il est observé que ce n’est généralement pas les jeunes qui décident par eux-mêmes d’aller vers le groupe de haine, mais le groupe de haine qui recrute, activement. En termes de profils, il s’agit principalement des jeunes garçons, en quête de sens, avec une soif d’agir, souvent dans une forme de contestation et ayant un vécu de discrimination personnelle. Or, parmi les portes de sortie (fait que le jeune se « désaffilie » du groupe de haine), il y a non seulement le fait d’être rebuté par les pratiques violentes du groupe (choc de valeurs), mais aussi la sensation d’isolement, de perte de liens avec la famille, les proches, les amis (lorsque le groupe ne se substitue pas à la famille). Autrement dit, la dimension de lien et d’intégration sociale (au sein de différentes sphères : famille, amis, institution scolaire, etc.) apparait comme un levier dans ce processus, tant dans la radicalisation que dans la prévention de celle-ci.

A ce sujet, lire notamment : Dupont, E., Galand, B., « L’impact de la discrimination perçue et de l’intégration scolaire sur l’adoption de croyances favorables à l’usage de la violence physique : Une étude exploratoire », in Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 55, 2002, pp. 64-72.

Le directeur d’étude à l’EHESS et spécialiste des mécanismes de radicalisation Farhad Khosrokhavar va même plus loin : « [le drapeau du terrorisme radical et violent] est devenu comme une sorte d’insigne dont on se sert pour résoudre son malaise avec, j’insiste, un point fondamental dont on ne soupçonne pas la force chez beaucoup de gens : l’aspiration à la célébrité » [Khosrokhavar, F., Attentat de Nice : « Les adolescents peuvent se radicaliser rapidement. Pas les adultes », L’Obs, 2016.]. Les tueries sont massivement relayées dans les médias. L’individu qui commet un tel acte est au centre de l’attention, des projecteurs. Le message violent n’est alors qu’un prétexte morbide pour exister.

Ces considérations supposent des pistes éducatives : travail sur le fait de trouver un rôle constructif et épanouissant dans la société, réflexion sur la place idéologique de la célébrité comme vectrice de sens et de bonheur… Au-delà de ces pistes, ceci peut nous interroger quant à la manière de « mystifier » voire de « glorifier » les tueries de masse, notamment par le traitement médiatique qui leur est accordé. En en faisant les porte-drapeaux d’une cause transcendante, inspirant la peur au monde entier, en boucle dans les médias ou sur les réseaux sociaux, cela n’est-il pas propice à un effet « copycat » (effet d’imitation) ?

A ce stade et en fonction de ces hypothèses, plusieurs pistes éducatives peuvent d’ores et déjà être envisagées.

Quelques pistes éducatives

  • Développer l’estime de soi des jeunes, leur sentiment d’avoir de la valeur au sein de la société, la conscience de leurs qualités, de leurs forces et de leurs limites.

Il s’agit de leur donner des opportunités d’apprendre à mieux se connaître (soi-même et avec les autres) et se dépasser (vivre des expériences de réussite), dans un cadre sécurisé et favorisant l’appartenance à un groupe.

  • Travailler à « construire du sens ».

Partager un questionnement sur les valeurs, les idéaux, ce qui est important pour chacun au niveau d’une quête de sens profond. Il s’agit de favoriser une réflexion accompagnée, partagée, sur les valeurs « pour la vie » : qu’est-ce qui est important pour vous ? Quelles sont vos aspirations profondes ? Comment concilier nos aspirations ? Comment vivre ensemble en communauté, de manière harmonieuse, dans nos ressemblances et nos différences ? Quel monde voulons-nous ?

  • Dans le prolongement de cette piste, il peut s’avérer intéressant de réfléchir ensemble aux croyances de chacun.

L’idée ici est de permettre un examen critique de différentes « réponses possibles » à des questions métaphysiques (Dieu, l’âme, la mort…) et morales (Qu’est-ce qui est bien / mal ?). Un premier enjeu consiste à donner des repères aux jeunes, afin qu’ils puissent les choisir consciemment et se rendre compte qu’il y a du commun dans les pratiques religieuses ou laïques. Un second enjeu se situe dans la rencontre et l’apprentissage de l’échange d’idées. Il s’agit de créer un espace de conciliation pluraliste des points de vue. C’est également une manière de montrer à l’autre qu’il est accueilli dans sa différence, qu’un espace d’expression est possible et qu’une place lui est proposée au sein de la société.

  • Travailler sur le sentiment d’appartenance, la place de chacun, l’inclusion dans un groupe.

Il s’agit de permettre aux jeunes de vivre des expériences signifiantes constructives et partagées (qui peuvent par ailleurs représenter une certaine forme de rites de passage). Susciter la coopération en soumettant des « épreuves » communes aux jeunes peut renforcer leurs liens sociaux, surtout lorsque celles-ci aboutissent à des réussites collectives, accompagnées d’un sentiment de dépassement. Il est également possible de susciter une réflexion sur la place perçue de chacun, et sur les ressentis par rapport à la quête liée au fait de « se définir ».

  • A ce stade, il semble intéressant enfin d’inclure la dimension corporelle (et non seulement cognitive) dans des formes d’expériences partagées.

Cela peut prendre la forme d’une prise de risque « cadrée » permettant de connaître ses forces et ses limites, éventuellement de « se dépasser », notamment à travers un sport par exemple. A ce titre, les clubs de sport peuvent d’ailleurs être des lieux d’un développement identitaire constructif (appartenance, estime de soi, rapport au corps…), permettant d’apprendre à apprivoiser ses énergies pulsionnelles et émotionnelles, à les canaliser et les exprimer dans une pratique pacifique. Notons qu’à l’inverse et pour ces mêmes raisons, ils ont également un potentiel de recrutement et de radicalisation.

Il peut être judicieux de travailler ces dimensions de manière conjointe, de les « ancrer » dans un moment fort. Ainsi, un voyage de classe peut prendre la forme d’un trekking, durant lequel les soirées sont consacrées à des réflexions partagées sur des questions liées aux valeurs, au sens de la vie, aux croyances de chacun. L’adulte peut valoriser les jeunes, individuellement et collectivement.

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