Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante. Que faire pour créer les conditions d’une négociation authentique ?

Dossier de fond relatif à la gestion des situations dans laquelle le rapport de force est en défaveur de l’individu. Ce document a été produit par un Groupe de Travail du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2016.

Membres du Conseil académique ayant contribué à la note : Isabelle Brouillard, Erika Benkö, Christelle Lacour, Almudena Vaquerizo Gilsanz, François Bazier, Jean-Luc Gilson, Etienne Chomé, Serge Léonard, Yves Honorez, Pierre Biélande, Christian Bokiau, Florence Leroy, Pierre Hanon.

L’angle d’attaque de la réflexion concerne davantage une situation dans laquelle l’individu se trouve en « infériorité » de pouvoir. Ce contexte ne lui permet pas de dire les choses de manière optimale par rapport à une forme d’autorité.

Les outils de négociation interpersonnelle semblent dès lors inefficaces.

Comment réagir ou intervenir lorsqu’un membre est en souffrance, lorsqu’une minorité est écrasée ? Par qui commencer ? Faut-il en priorité soulager les besoins individuels ou traiter de la structure ?

En réalité, les deux doivent être reconnus et entrepris conjointement pour apporter du soulagement, plus de justice et un développement systémique du bien-être individuel et collectif.

  • Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante
  • La négociation n’est pas toujours ni souhaitable, ni possible
  • Prendre conscience des (en)jeux de pouvoir
  • Clarifier la situation de déséquilibre
  • Récupérer du pouvoir d’agir lorsque le déséquilibre est « fantasmé »
  • Si le déséquilibre est « avéré » : récupérer du pouvoir en vue de négocier
  • En aval : pouvoir « rebondir » et retrouver la force d’agir

La négociation n’est pas toujours ni souhaitable, ni possible

Pour André Buron, la négociation n’est « pas une panacée ». Sur base de la typologie de Tessier et Tellier (1973), il explique que les modes d’actions sont plus ou moins appropriés et limités en fonction de l’équilibre du pouvoir et de la convergence ou divergence entre les objectifs des différentes parties. En l’occurrence, dans une situation impliquant un déséquilibre du pouvoir en « défaveur » d’un individu, les modes d’intervention à adopter pour celui-ci seront plutôt de l’ordre de la contestation, de la revendication ou de la demande (d’information). L’objet de notre réflexion concerne donc plutôt le « bas » (à gauche) du tableau de Tessier et Tellier (cumulant divergence des objectifs et rapport de force défavorable).

Comment gérer un conflit ?

Tessier et Tellier proposent une typologie qui tient compte de deux paramètres, la synergie au niveau des objectifs et le partage du pouvoir […]

La gestion d’un conflit suppose donc un diagnostic de la situation : identifier les partenaires, leurs buts, enjeux, atouts et contraintes. Suivant le degré de divergence et de convergence quant aux objectifs d’une part et l’importance du pouvoir dont on dispose par rapport aux partenaires d’autre part, on utilisera un des modes d’intervention parmi lesquels figure la négociation.

Je tiens à souligner l’importance de cette analyse préalable, condition indispensable pour un choix judicieux du mode d’action : la négociation n’est pas une panacée, elle caractérise une démarche bien spécifique.

Convergence des objectifs
Divergence forte Convergence limitée Convergence forte
Rapport de force + Imposition Pression Persuasion (information)
0 Confrontation Négociation Coopération
Contestation Revendication Demande (information)

Tessier et Tellier, 1973.

Nous approfondissons ici des pistes pour rééquilibrer la relation en vue d’une négociation constructive, et en même temps, la situation peut parfois impliquer des attitudes qui relèvent davantage de la contestation et de la revendication.

Prendre conscience des (en)jeux de pouvoir

Le pouvoir n’est pas une chose, il est diffus (diffusé, circulant, évoluant, changeant, multiforme) comme le langage. Le dirigeant (patron, chef, l’enseignant, etc.) ne possède (au sens d’avoir la
propriété formelle) pas davantage le pouvoir que le locuteur la langue.

Mais, qui « dit » (fonde, établit) la vérité ? Pouvoir et savoir sont liés. Et le savoir (ou la vérité) aujourd’hui, c’est celui qui maîtrise la norme ; la norme fondée sur les statistiques en entreprise ou à
l’école.

Comme le dit Foucault, le savoir est du pouvoir. Pour exercer du pouvoir, il semble important de savoir « dans quel(s) jeu(s) on joue », quels sont les enjeux de la situation. Un manager peut avoir une responsabilité hiérarchique et pourtant se sentir « impuissant » dans une situation. Une même situation peut être vécue par les uns comme déséquilibrée, tandis que d’autres se sentiront « puissants », libres d’agir à leur guise.

D’un certain point de vue, chacun peut se sentir « objet » du pouvoir d’un autre, d’un système, d’une structure, de normes implicites… Pour Marshall Rosenberg (et donc la Communication NonViolente), chaque personne n’agit jamais que dans le sens de sa propre vie. Cela signifie que cette personne n’est pas nécessairement « machiavélique » : elle-même a des besoins, des choses qui la contraignent et donc la « déterminent » d’une certaine manière. Cette personne qui exerce des pressions sur ses employés « ne peut pas faire autrement » que d’agir de cette manière, dans sa situation et dans ses schémas traditionnels.

La perception et la conscience de nos choix possibles – notre liberté, y compris celle de sortir de certains cadres – jouent un rôle important dans la clarification et la gestion de conflits où intervient de la « prise de pouvoir ». Il s’agit de « libérer » les individus en termes de prise de conscience, de les accompagner vers une vision plus « juste » des choix qui s’offrent à eux. A partir du moment où une personne récupère du choix, elle n’est plus impuissante.

Clarifier la situation de déséquilibre

Le déséquilibre de pouvoir est-il effectif et/ou simplement perçu ?

Le déséquilibre de pouvoir peut être une impression : la perception d’une impuissance peut être « fantasmée », et elle est en tout cas toujours relative. Chaque membre d’une équipe dispose de plus ou moins de responsabilités ou d’influence, liées à sa fonction, à son rôle, à sa place dans le groupe, etc. Un manager ou un employeur peut disposer d’un pouvoir « légal », sans toutefois avoir « d’emprise » ou « d’influence » sur certains employés.

Une manière de clarifier la situation consiste à recueillir les objectifs de chacun des membres concernés. Toutefois, parfois, cela ne permet pas de déterminer complètement les différents enjeux de la situation. Il se peut qu’il y ait des raisons, conscientes et avouées ou non, qui bloquent la situation. Ce non-dit est difficilement palpable parfois : il peut être question de « territoire », de « place » dans le groupe, de reconnaissance, etc. Ces raisons peuvent parfois apparaître comme irrationnelles, voire puériles.

Afin d’épauler le diagnostic d’une situation dans une structure, on pourra par exemple interroger les différents éléments suivants :

  • Le statut
  • Le rôle
  • Le degré d’appartenance
  • L’autonomie
  • La reconnaissance

Ces indicateurs permettent de clarifier selon il est question et de sortir d’une vision dans laquelle on ne verrait qu’un déséquilibre binaire entre des individus. Cela permet aussi de voir le pouvoir autrement que comme « quelque chose que j’ai ou que je n’ai pas ». Nous pensons qu’il ne faut pas appréhender les relations uniquement par le prisme des relations de pouvoir, d’autorité ou encore de hiérarchie.

Au lieu de cristalliser un conflit, un désaccord ou une mésentente avec une approche interpersonnelle, il s’agit de questionner d’autres paramètres, afin de « diagnostiquer » les éventuelles autres causes de la situation problématique.

Il est également possible d’interroger les enjeux fondamentaux de la situation sur la base d’une grille utilisée dans les situations de médiation. Le fait d’« avoir » du pouvoir ou non est aussi une question de contexte. En tant qu’intervenant dans un tel « système », il est clair que l’information recueillie ne sera pertinente que s’il y a une relation de confiance suffisante établie au préalable.

Lorsqu’une situation nous ébranle, il est possible de la « recadrer » en la considérant dans un contexte plus large. Ainsi, en situation de formation, un animateur peut avoir l’impression d’être confronté à des résistances dans son groupe de participants, alors que ce n’est pas leur perception, ou que ceci n’est pas dû au formateur lui-même ou à ce qu’il amène, mais à d’autres causes.

Clarifier les responsabilités de chacun

En médiation sociale, l’outil suivant, que nous intitulons le « schéma des contributions », permet de clarifier les responsabilités de chacun dans une situation.

Un préalable à l’application d’une réflexion collective basée sur ce schéma se situe probablement dans la volonté des parties de dépasser une situation où l’un et l’autre seraient identifiés comme « bourreaux » ou « victimes ».

Il s’agit d’amener les personnes à réfléchir en termes de contribution pour sortir d’une logique binaire d’accusation, de responsabilité, de faute (généralement de l’autre) et enrichir sa perception en identifiant l’ensemble des causes (l’autre, moi, les tiers, le contexte…) qui ont fait naître le conflit et/ou l’ont amené à devenir ce qu’il est actuellement.

Le schéma se réalise à partir des interrogations suivantes : qu’est-ce qui a bien pu contribuer à la situation actuelle ? Listez tous les facteurs.

  • L’autre ? Quelles actions ou abstentions ?
  • D’autres personnes ? Qui et comment ?
  • Des aspects financiers ? Lesquels ?
  • Des aspects structurels ? Lesquels ?
  • Des aspects culturels ?
  • Des problèmes de santé ?
  • Des problèmes de communication ? Lesquels précisément ?
  • Soi-même ? Quelles actions ou abstentions ?

Là encore, l’idée est d’élargir la compréhension de la situation. Au lieu de la limiter à une perspective interpersonnelle (avec un « dominant » et un ou plusieurs « dominés »), il s’agit de tâcher de comprendre de manière nuancée tout ce qui a contribué à la situation, au problème. Le but est de comprendre le contexte afin de mettre en lumière tout ce qui ne relève pas de « causes » intrapersonnelles ou interpersonnelles.

> Un parallèle peut être fait avec de précédentes réflexions du Conseil, notamment en lien avec la « grille d’intelligibilité du social » de J. Ardoino. Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

D’un point de vue systémique, « celui qui a le pouvoir » d’un point de vue formel est en réalité lui-même « contraint » dans un certain cadre (par exemple, les impératifs de rentabilité, de profit). Prendre conscience de cela permet de sortir d’une logique bipolaire où il n’y aurait qu’un bourreau et une victime. En réalité, chacun est acteur et responsable face à la situation.

Récupérer du pouvoir d’agir lorsque le déséquilibre est « fantasmé »

Interroger ses « bénéfices secondaires »

Interroger les « bénéfices secondaires », les « enjeux » pour l’individu qui se met en situation d’impuissance. Que gagne-t-il ou perd-il à jouer à ce jeu ? Que gagnent par exemple des personnes à ne pas décider (prendre la responsabilité d’une décision) ? Que gagne un participant à une formation lorsqu’il se place en contestation par rapport au reste du groupe ?

Le pouvoir est une perception

Comme nous l’avons dit en introduction, le pouvoir est par nature un objet diffus, impalpable, que l’on ne pourrait décrire en fonction de caractéristiques que l’on possède ou non. On peut être dirigeant, avoir un statut élevé, un rôle important et de grandes responsabilités et toutefois se sentir impuissant. A contrario, il est possible de se sentir très libre d’agir en ayant peu de décisions à prendre dans une organisation.

Cela renvoie également à la dialectique du maître et de l’esclave, chez Hegel (La phénoménologie de l’esprit) : dans la relation maître-esclave, le maître finit par devenir « dépendant » de son esclave, il ne peut plus rien faire – même pas être maître – sans lui. La relation s’inverse et se confond…

Le pouvoir n’est pas quelque chose que l’on possède une fois pour toutes, de manière absolue. Il renvoie à la notion de liberté, et par conséquent à celle de choix. En fait, tant qu’un individu considère qu’il n’a pas le choix et qu’il est contraint par la situation, il est en situation d’impuissance, où il « subit » le pouvoir d’autrui ou la pression de la situation. Par contre, s’il adopte le point de vue selon lequel il est maître de ses choix (choix de partir ou de rester, choix de continuer à souffrir, choix d’affronter ou de se plier, choix de quitter un rôle ou un statut, etc.), alors il regagne du pouvoir d’agir.

> Cf. aussi l’idée de « servitude volontaire » chez La Boétie : « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent » ? Pour La Boétie, si l’on refuse de voir le tyran comme un tout-puissant, il va s’écrouler.

Dès lors, le travail peut s’orienter vers la prise de conscience de chacun par rapport à ses propres schémas et responsabilités. Certains font plusieurs formations en assertivité avant de s’autoriser réellement à dire « non » lorsqu’une situation vient les confronter à leurs limites. Les outils sont une chose, et en même temps ils sont d’autant plus efficaces qu’ils s’accompagnent d’un changement de regard sur notre place dans la relation : lorsqu’un individu s’autorise lui-même à marquer son désaccord, il récupère du pouvoir d’agir.

Ce changement de perception peut permettre d’accepter plus facilement certaines situations, y compris inconfortables : il peut s’agir d’un choix provisoire, par exemple, au service d’un projet à plus long terme. L’individu se réapproprie le choix et décide de faire avec, il consent à sa situation.

Si le déséquilibre est « avéré » : récupérer du pouvoir en vue de négocier

Se protéger et gérer le stress

Lorsqu’il y a une disproportion de pouvoir (voire un abus), en situation de désaccord, une personne peut choisir d’entrer en contestation ou en revendication. Il s’agit de lutter et d’entrer dans des processus d’influence. Ceci peut générer beaucoup de stress et demander beaucoup d’énergie, pour des situations qui sont parfois provisoires. Il est important dans ce genre de situations de pouvoir s’entourer, tant par rapport aux objectifs poursuivis (alliés) que « moralement ». Nous renvoyons également à différents outils de gestion du stress et de développement personnel.

A contrario, il est possible de se protéger en « lâchant » son objectif (s’accommoder ou se replier). Il peut être judicieux pour la personne d’évaluer les enjeux personnels qu’elle a à lutter ou à s’accommoder ou à fuir une situation qui ne lui convient pas. De quelles portes de sortie dispose-t-elle ? Trouver autre chose est-il possible ? Il s’agit d’un rapport entre des coûts (énergie, santé, effets sur la situation professionnelles) et des bénéfices souhaités. Dans cette situation délicate, en « position basse », la personne souhaite-t-elle entrer en lutte ?

Dans une situation où une personne subit une forte pression ou des abus de pouvoir, ceci peut avoir des impacts négatifs quant à sa confiance en elle-même et en ses ressources. Il s’agit pour cette personne de prendre conscience des situations où elle a du pouvoir en-dehors des espaces de coercition. Aussi, il s’agit de dresser un bilan ou une liste de ses forces, de ses qualités ou encore de ses ressources et de ses réussites. La personne ne se réduit pas à un « statut » d’infériorité. Ces pistes peuvent également contribuer à atténuer le vécu « subjectif » voire « fantasmé » d’un déséquilibre de pouvoir (la personne a l’impression qu’elle n’a aucune marge d’action, mais elle dispose en fait de ressources et d’influence lui permettant de décider).

Une personne peut être consciente et responsable par rapport à une situation, cela ne rend pas nécessairement la situation confortable. La personne peut rester vulnérable, surtout dans des cas où la relation est abîmée par des comportements nuisibles de l’autre partie (violences physiques et psychologiques…), ce qui peut du coup rendre très difficile le travail « d’empowerment » visant à permettre à cette personne de prendre les décisions lui permettant de se protéger, fuir, combattre, etc.

Face aux ruminations, pouvoir « laisser tomber »

Dans des situations de déséquilibre de pouvoir perçu, le risque est grand pour la personne qui se sent impuissante de s’épuiser. Toutes les personnes n’investissent pas la même sensibilité dans les relations. Il y a parfois une dissonance entre le besoin de reconnaissance et de validation d’un employé et les objectifs de rentabilité d’une organisation. Autrement dit, le paramètre « humain » est parfois plus important du point de vue de l’employé qu’il ne l’est du point de vue de l’association ou de l’entreprise. Une gestion « carrée » des ressources peut affecter moralement certains individus. Or, dans certains cas, il peut être judicieux de prendre distance avec ses propres attentes relationnelles, lorsque celles-ci impliquent des frustrations, en tout cas de tâcher de voir la situation autrement.

Encore une fois, il est question ici de perception : en « lâchant » un objectif, je peux avoir l’impression de « perdre », mais je peux aussi réfléchir à ce que je gagne en le lâchant. Il s’agit de vivre pleinement sa liberté.

Parfois, l’attention accordée à l’humain par certains responsables est un « emballage » : il s’agit plus volontiers de protocoles d’écoute. Certains gestionnaires « apprennent les grimaces » de manière à donner une forme pseudo-bienveillante à leur comportement et leurs messages : il s’agit de « licencier proprement », par exemple. Dans ce cas, les outils de communication bienveillante sont utilisés dans un objectif manipulatoire. Cela devient alors un outil de pression supplémentaire. Il convient pour l’individu qui fait face à ces techniques de ne pas être dupe, encore une fois, du jeu dans lequel il joue.

Dans le chef du manager, nous rappelons l’importance d’utiliser ces outils et techniques seulement lorsqu’elles sont en phase avec une intention bienveillante (cohérence), avec une authenticité. Il s’agit d’un positionnement éthique / déontologique.

> Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Dossier : le management émotionnel

Utiliser des techniques de communication efficace

Si un supérieur hiérarchique refuse d’écouter un membre du personnel, mais accepte de le faire avec d’autres, il peut être judicieux d’observer comment s’y prennent les autres personnes, notamment au niveau non verbal. Il se peut qu’il y ait des situations plus ou moins propices à faire une demande à cette personne. Par exemple, en réunion, tel chef refuse quasiment toujours les objections qui lui sont adressées. Par contre, il est d’accord d’en parler à deux dans son bureau.

Ces techniques de communication supposent une assurance dans le chef de l’individu qui se sent dans une dynamique de pouvoir inconfortable. Comme nous l’avons dit précédemment, l’assertivité ne s’improvise pas en appliquant mécaniquement les outils, par exemple. C’est aussi une affaire d’adaptation et de posture, en lien avec des perceptions de la situation.

Travailler hors des espaces « convenus » : les « zones d’incertitude »

Parfois, les espaces « formels » de prise de parole sont « verrouillés » et régis par des règles implicites qui peuvent bloquer la situation. Il s’agit d’une gestion de « territoires », notamment des « zones d’incertitude » comme dirait Crozier (1981 (1977)) :

« Ces zones correspondent aux failles dans les règles, aux défaillances techniques, aux pressions économiques qui empêchent le déroulement des objectifs de l’organisation. Elles ont également une autre source, les acteurs peuvent avoir intérêt à masquer leurs véritables objectifs, afin de conserver une certaine capacité de négociation » (Wikipédia : théorie de l’acteur stratégique).

De ce fait, certaines questions ou difficultés peuvent être abordées et résolues plus facilement en-dehors des espaces formels, « régulés », par exemple dans un couloir, lors d’un repas d’équipe, lors d’une pause-café, etc. La (pré)disposition des acteurs y est différente.

Il s’agit également de sortir parfois des approches standardisées. Au-delà des rôles et des protocoles de chacun, certaines situations impliquent de se placer en tant que partenaires face à la situation à gérer : « ensemble, que faisons-nous avec cela ? ».

Cela suppose une dynamique de management qui ne s’improvise pas le jour d’un conflit avec un employé, mais dès l’embauche, à toutes les étapes de la vie en entreprise. Nous soulignons l’importance du travail de prévention qui consiste à développer la confiance et apprendre à se connaître au sein d’une équipe de travail.

> Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Il s’agit de développer un projet de bien-être sincère qui aille à l’encontre de la seule logique « chefs – sujets ».

Faire intervenir le « n+1 » (ou un autre tiers)

Dans les cas où cela est possible, lorsqu’il y a une situation de déséquilibre de pouvoir ainsi qu’un abus de pouvoir, le « n+1 » peut prendre le rôle d’un tiers et faciliter la résolution d’un conflit. Il doit ainsi permettre de créer un espace de résolution de problème dans lequel chacun a une place équivalente.

A priori, le responsable doit prendre une posture qui ne laisse pas perdurer un malaise sur base d’une disproportion de pouvoir, voire d’abus de pouvoir. Il doit trouver un équilibre entre les objectifs (rentabilité, productivité, qualité des services) et les relations dans son équipe.

Dans l’optique de l’intervention d’un tiers, surtout lorsque le « n+1 » n’est pas à-même de canaliser les tensions, on peut également penser aux syndicats, à la médecine du travail, etc. La personne qui subit des abus de pouvoir peut mettre en place des stratégies dans l’intention de mettre en place un espace de dialogue régulé, sécurisant pour chacune des parties.

Il s’agit de pouvoir trianguler, que ce soit à l’aide d’une procédure, d’une personne, d’une loi, d’un objectif. Il est question de faire appel à quelque chose de commun qui transcende la situation de déséquilibre de pouvoir et qui puisse faire office de tiers.

Si un individu ne peut pas questionner un abus de pouvoir ou dire que « ça ne va pas » pour lui dans une structure, alors cet individu est en danger.

Dépasser la situation interpersonnelle

Prenons l’exemple d’un participant qui « bloque » une formation ou une session de travail. Celui-ci est minoritaire par rapport au groupe et n’a pas le même « statut » que le formateur ou l’intervenant.

La réflexion précédente (appel à un tiers, intervention du « n+1 ») implique que le chef de cet individu est responsable de créer un espace sécurisé d’apprentissage de la posture de chacun.

Cet espace doit permettre à chacun d’apprendre de la situation, tant pour le participant qui « bloque » la situation, que pour l’intervenant qui est « bloqué » ou encore pour les collègues qui assistent à ce blocage sans agir (et qui le perçoivent certainement).

Nous pouvons ajouter que tant le formateur ou intervenant dans la situation que la personne qui la bloque ont besoin d’aide. La situation est inconfortable pour chacun d’entre eux.

La manifestation même de la situation contient des jugements sur les individus. « Celui-qui-bloque » et « celui-qui-est-bloqué » ne sont pas que cela, mais sont dans des comportements ou des rôles que la structure devrait faire évoluer. Il s’agit d’être attentif à dépasser ces jugements.

Le chef de ce département ou de cette équipe (ou encore le commanditaire de l’intervention) a un rôle à jouer. Faut-il commencer par les individus ou la structure (système) ? Comme nous l’avons précédemment évoqué, nous pensons qu’il est judicieux d’aborder les deux conjointement si c’est possible.

Si cela ne l’était pas, il y a quand même un intérêt majeur à poser très clairement que les deux espaces sont coresponsables de l’évolution de la situation.

En effet, demander aux individus (« victime » ou « bourreau ») de prendre seulement sur elles toute la responsabilité du redressement de la relation apparait injuste. Elles ont assurément un bout du chemin à faire, mais pas exclusivement. Elles vivent dans un système qui tente de s’équilibrer.

De même, demander à la structure de soutenir des individus qui ne prennent aucune responsabilité apparait tout autant injuste et voué à l’échec.

Poser cela, même si l’une des parties ne fait pas son job, permet aux parties désireuses de progresser, de ne faire que leur part du boulot et de s’arrêter là où la responsabilité de l’autre est en jeu. Chacun devient 100% responsable de son bout de la situation, mais pas 100% responsable de la situation elle-même.

Il s’agit donc de reconnaitre la part de responsabilité de chacun (victime, bourreau, structure) et de clarifier le mandat de l’intervenant : quelle demande ou quel constat est fait au formateur ou à l’intervenant, dans la formation ou la session de travail ?

Le développement d’un espace sociocratique

Respect du principe d’équivalence de chaque membre

Il ne peut y avoir de disproportion dans la sociocratie. C’est bien la difficulté du régime majoritaire en démocratie, qui écrase 49% de la population parce que 51% se sent structurellement légitime de les écraser… c’est la loi. Ne parlons pas de la légitimité de 95% contre 5%, qui nie totalement l’importance de la diversité et des minorités…

> Cf. entre autres Charest, G. La Démocratie se meurt, vive la sociocratie, Centro Esserci, 2007.

En sociocratie, il s’agit de développer un « espace sécurisé », un « cercle » qui permet de prendre des décisions, de traiter des problèmes et des objections, selon un principe d’équivalence entre chaque membre.

Cette approche peut effrayer, dans la mesure où la croyance que les conflits se résolvent par la lutte est fort ancrée dans nos fonctionnements quotidiens. Il est difficile de « lâcher » et de « distribuer » du pouvoir.

Le « cercle » en sociocratie désigne un groupe de personne dans une organisation qui se place dans une configuration spécifique différente du mode action. On pourrait le résumer en l’assimilant à un mode « réflexion/décision » à l’opposé du mode « action ». Les différents cercles permettent de mettre à plat les problèmes, les difficultés, les décisions à prendre, les rôles de chacun, etc.

En sociocratie, chaque membre d’une organisation (association, entreprise…) fait partie d’un cercle.

Ce dernier est défini par la tâche que l’organisation assigne à un groupe d’individu, par exemple : les cuisiniers d’un hôpital. Le chef de cuisine et les cuisiniers forment ensemble un des cercles de l’hôpital, à côté du cercle des infirmiers, du cercle des médecins, du cercle des techniciens… chaque groupe ayant son cercle. Dans d’autres structures, on aura le cercle du secrétariat, le cercle de la communication, etc.

C’est donc dans ce cercle que le travail entre un « bourreau » et une « victime » devrait se faire.

Ceci posé, cela ne suffit pas. Il faut également poser (ou rappeler) d’autres règles :

  • Le chef du cercle assume un rôle spécifique dans la structure – à ce titre (et à d’autres qui devraient être explicités), il est différent des cuisiniers dans l’exécution des tâches assignées à cette équipe. Il donne des ordres aux cuisiniers pour assurer la réalisation des repas dans les conditions prévues par les médecins, diététiciens… Ceci posé, il dirige l’exécution des tâches (mode action).
  • Toutefois, son pouvoir s’arrête là.
  • La règle à poser ensuite est l’équivalence du chef (même valeur) pour les prises de décisions qui ont trait à la vie de l’équipe (mode réflexion / décision). Il est une femme/un homme comme les autres cuisiniers. C’est ensemble qu’ils définissent leurs règles de fonctionnement en cuisine. La voix de chacun est équivalente dans une prise de décision qui se déroule sans objection. C’est dans cet espace que le « bourreau » et la « victime » sont invitées librement et ouvertement à quitter leurs positions et les autres membres à contribuer au développement de chacun et de l’ensemble.

C’est dans cet espace que le « bourreau », la « victime » ou les « témoins » pourraient poser leurs difficultés et inviter les autres membres à jouer leurs rôles. C’est également là que le véritable esprit d’équipe (membre équivalent), l’initiative, la créativité… la vie peut prendre place. C’est enfin dans cet espace que la liberté peut prendre toute sa place puisqu’elle se complète naturellement de son corolaire qui est la responsabilité.

Dans des schémas d’organisation plus « traditionnels », si le chef décide de tout, il reste toujours « plus » responsable que les autres. « Plus » dans les échecs et « plus » dans les réussites. Ce faisant, le chef dépouille les membres de leurs responsabilités en cas d’échec, mais aussi en cas de réussite. En l’occurrence, c’est le système qui donne le pouvoir au chef qui est mauvais, et non (seulement) le chef lui-même. S’il veut être un véritable chef, il doit « simplement » disposer d’un petit pas d’avance sur les membres de son équipe. Il doit accepter d’endosser la noblesse de son rôle, accepter qu’il est le responsable de l’exécution et qu’il ne peut pas tout résoudre par lui-même par ailleurs. Il doit aussi avoir un petit pas de conscience en avance sur les autres.

En somme, il doit créer ce lieu d’équivalence et y prendre pleinement sa place. Il régule le pouvoir, le distribue, et non en abuse.

Ce faisant, il assume pleinement sa fonction dans toute sa noblesse et son humilité. Il contribue à développer autour de lui des membres libres et responsables.

Il va sans dire que ces chefs eux-mêmes ont besoin d’aide et qu’ils doivent eux-mêmes disposer d’un cercle spécifique afin de s’entraider. C’est dans ce cadre qu’un conseil d’administration éclairé et disposé à œuvrer dans ce sens assume la double responsabilité de pérennité de l’organisation et soutien au « chef des chefs ».

Notons que la méthode CoResolve, par exemple, est également utilisée dans cette optique de permettre de faire émerger et exprimer les avis minoritaires.

Prolongement : face à un système générateur de disproportions…

En trame de fond des réflexions qui précèdent, nous émettons l’hypothèse que le pouvoir et par conséquent les disproportions de pouvoirs sont générés par des systèmes symboliques.

La domination d’un individu ou d’un ensemble d’individus sur d’autres fonctionne dans la mesure où ces derniers sont « aliénés », se pensent « impuissants » au sein du système. Le système tire sa force du fait que les opprimés ou minorités le sont à leur insu ou qu’ils n’envisagent pas qu’il puisse en être autrement. Certains vivent peut-être même dans le leurre qu’ils ont du pouvoir (par leur statut honorifique, leur « grade », leur place hiérarchique…) alors qu’ils sont aussi extrêmement contraints par le système pour lequel ils opèrent…

En somme, qu’il s’agisse de la conscientisation et de la modification des perceptions, du recours à un tiers afin d’aplanir les disproportions ou encore d’un processus permettant un partage plus équilibré des responsabilités, nous pensons que toutes ces réflexions et pistes ont du sens à un niveau social plus large que celui des seules organisations. Autrement dit, cela interroge toute la conception du pouvoir et de l’émancipation à un niveau institutionnel.

En aval : pouvoir « rebondir » et retrouver la force d’agir

Dans les développements ci-dessus, nous avons exploré l’idée selon laquelle un individu ne se résume pas à un statut, à un rôle, à une place. L’individu ne se confond pas à son travail, à son « identité » de travailleur (dominé).

Cela rejoint la thèse de Sartre pour qui « l’existence précède l’essence », c’est-à-dire que nous ne sommes jamais une « chose » définie pour toujours, mais que nous pouvons nous définir au fur et à mesure de nos actes. Pour Sartre, nous nous réifions quand nous nous réduisons à un emploi, à un rôle, à un statut… Il y a d’ailleurs tellement d’autres dimensions de la vie.

> Cf. Sartre, J.-P., L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943 et L’existentialisme est un humanisme, Paris : Nagel, 1946.

Un des enseignements de cette posture philosophique est qu’après avoir « subi » une relation de pouvoir néfaste, une personne peut toujours se percevoir en tant que « victime », « objet de pouvoir », « personne-impuissante ». L’individu peut culpabiliser et attribuer la relation de domination à des causes internes, comme si elle était intrinsèquement « dominable ». Ceci ne permet pas d’avancer, de se reconstruire.

Au contraire, la personne peut tâcher – une fois encore – de prendre conscience des nombreux domaines dans lesquels elle a du choix, où elle peut prendre des responsabilités, ou encore dans lesquels elle est compétente, au travail ou en-dehors (dans la famille, entre amis, dans des projets…). Il s’agit de récupérer une vision de soi « ouverte », qui se réapproprie son existence (et donc les choix à venir).

Sources

Charest, G. La Démocratie se meurt, vive la sociocratie, Centro Esserci, 2007.

Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Crozier, M., Friedberg, E., L’Acteur et le système, Paris : Editions du Seuil, 1981 (1977).

Hegel, G. W. F., La phénoménologie de l’esprit, 1807.

La Boétie, E., Discours de la servitude volontaire, 1576.

Rosenberg, M., Les mots sont des fenêtres (ou des murs) : Introduction à la communication nonviolente, Ed. Jouvence, 1999.

Sartre, J.-P., L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943.

  • L’existentialisme est un humanisme, Paris : Nagel, 1946.