Un système de croyances et une logique paranoïde

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif aux pistes éducatives face à la « radicalisation ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « adolescence » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

Plan du dossier

Parallèlement au travail effectué avec les adultes sur leurs représentations à l’égard des jeunes et de la radicalisation extrémiste, les croyances et les attitudes par rapport aux croyances (relativement « fermées » ou « ouvertes ») peuvent faire l’objet d’un apprentissage spécifique.

En effet, le discours extrémiste radical se caractérise par un rapport particulier à la croyance. Il s’agit d’une logique paranoïde, qui réinterprète toute information en fonction d’un discours dogmatique préalable. Toute pensée contraire trouve sa réfutation au sein même du dogme. Cela ressemble fort au système des sectes qui prévoit les contre-discours : « ne crois pas la personne qui te dira le contraire, car elle a tel ou tel intérêt à te manipuler », « certains essaieront de te convaincre en te disant telle chose, tu verras. Ce sont des menteurs ». En anticipant la position adverse, leur discours se voit renforcé et semble digne de confiance. L’adhérent peut alors se dire : « c’est la vérité, on m’avait prévenu : quelqu’un a effectivement essayé de me convaincre avec cet argument » ! C’est une prophétie auto réalisatrice, un raisonnement circulaire : « s’il me dit cela, je ne peux pas lui faire confiance étant donné que je ne peux pas faire confiance à quelqu’un qui me dirait cela ».

Cf. également la notion de « biais cognitif », en l’occurrence de « biais de confirmation ».

En ce sens, les raisonnements qui en découlent sont extrêmement cohérents, mais leurs postulats implicites sont biaisés.

Pour une approche vulgarisée de ces biais, consulter par exemple les vidéos suivantes de La Tronche en Biais : « Le biais de confirmation » (2015), « Vous n’êtes pas des imbéciles – Le point aveugle » (2016)

Ici, le problème n’est pas tant dans la croyance elle-même que dans un rapport fermé à cette croyance. Il s’agit de la seule vérité indubitable et absolue, qu’il faut d’ailleurs imposer aux autres. A ce titre, il est possible de ne pas aborder la croyance de manière frontale, mais plutôt de travailler sur le rapport aux croyances.

Ainsi, à travers sa « trialectique », Gérard Gigand note qu’un point de vue est caractérisé par une triple zone d’ombre :

  • Incomplétude (partiel). C’est l’idée que de ma position, je ne peux pas tout voir. Par exemple, je ne vois jamais que 3 faces à la fois lorsque j’observe un cube.
  • Autoréférence (partial). Les préjugés influencent la perception et l’interprétation.
  • Indétermination (parcellaire). Il existe à ce titre un certain nombre de biais attentionnels à faire expérimenter aux élèves, notamment « l’illusion du gorille ». Cf. Simons, D., Chabris, C., The Invisible Gorilla: How Our Intuitions Deceive Us, Harmony (reprint edition), 2011. [Vidéo] « Selective attention test », 1999. Consultée le 08/10/2015.

> Gigand, G., « La Trialectique : un marqueur de la systémique », Texte de l’intervention au 8e Congrès de l’Union Européenne de Systémique, Bruxelles, 2011. Consulté le 07/01/2015.

Illustration de la trialectique de G. Gigand

Cela ne signifie pas que toutes nos croyances sont fausses, mais bien qu’elles peuvent toujours être discutées, dans une certaine mesure.

Notons que selon plusieurs recherches en la matière, pour passer d’un paradigme de croyance à un autre, il est nécessaire de prendre en considération certaines étapes de développement sociocognitif. Cf. par exemple « la hiérarchie des besoins » (Maslow), « les stades de développement moral » (Kohlberg), « les visions du monde » (Gebser), « les stades de développement du moi » (Loevinger) ou encore le modèle de « la spirale dynamique » (développé par Clarence Graves et repris par Don Beck et Cowan), etc. Les considérations qui suivent rejoignent également celles issues des thèses constructivistes relatives à l’apprentissage.

Cela signifie que d’un point de vue pédagogique, si nous voulons aider des jeunes à évoluer vers un niveau de compréhension systémique du monde où se trouvent entre autres des travailleurs socio-éducatifs, nous ne pouvons pas sauter d’étape de rationalisation par rapport à une vision du monde normative transcendante et univoque. Ceci vaut pour différents stades de développement cognitif. En résumé, il ne faut pas vouloir brûler les étapes et prendre en considération le « déjà-là » cognitif de l’apprenant pour l’accompagner dans un enrichissement de son fonctionnement de pensée. Cela passe notamment par la prise en compte de sa « vision du monde », de ses représentations initiales.

Pour Edgar Morin, critique envers le mot « terrorisme », il y a bien « une structure mentale commune » au passage à la pensée fanatique :

C’est pourquoi je préconise depuis vingt ans d’introduire dans nos écoles, dès la fin du primaire et dans le secondaire, l’enseignement de ce qu’est la connaissance, c’est-à-dire aussi l’enseignement de ce qui provoque ses erreurs, ses illusions, ses perversions.

[…] Or, comment devient-on fanatique, c’est-à-dire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et d’idées sur le monde extérieur et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir progressivement s’il s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la réification.

« Edgar Morin : « Eduquer à la paix pour résister à l’esprit de guerre » », Le Monde, le 09/02/2016.

Les pistes éducatives relatives à la construction des croyances sont évoquées dans l’article suivant du dossier : « Internet et la radicalisation ».

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