Qu’est-ce qui décide Julie Artus à tenter l’aventure québécoise ?

Gestion de conflits et organisations pénitentiaires – Un retour d’expérience initialement paru dans le trimestriel n°85, en 2003.

L’Université de Paix a travaillé aussi en milieu carcéral. Une équipe de choc, à savoir Jean-François, Lysiane, Julie Artus. et Sonja Léonard, accompagnés ponctuellement de notre collaborateur extérieur Joseph Médina, forme les agents pénitentiaires à la gestion des conflits. Pour la troisième année consécutive, nous rencontrons des groupes d’agents, nous entendons la dureté du métier, sa richesse aussi, et nous sommes interpellés par les différentes problématiques rencontrées dans l’exercice de leur profession.

Ici…

Une des problématiques récurrentes est celle du règlement. Le règlement est envisagé par l’Université de Paix comme un outil de prévention des conflits. Une règle pertinente, claire, ayant du sens, partagée et communiquée de façon adéquate prévient le flou et ainsi nombre de conflits sur ce qui peut être fait et ce qui n’est pas accepté. Un règlement bien construit et appliqué réduit la marge d’arbitraire et le sentiment d’injustice qui en découle, source inépuisable de frustrations et parfois de violences.

Si la problématique du règlement revient régulièrement dans le cadre de nos activités en milieu carcéral, c’est que le règlement général qui régit le fonctionnement de tous les établissements date pour ses premiers articles de 1965 et semble en grande partie obsolète. La population, la configuration des établissements, les conditions de détention,… ont évolué sans que les règles qui déterminent la vie en communauté et les missions des agents ne soient revues elles aussi.

Imaginez qu’on en soit resté au code de la route de 1900, vous sentiriez-vous surs de vos actions et libres de circuler en toute sécurité ?

Les établissements, dans des tentatives de remédiation, ont ou sont en train d’écrire chacun leur règlement d’ordre intérieur. Ce dernier, si existant, n’ayant cependant aucune valeur légale en cas de plainte contre les actes posés par un agent, seul le règlement général a valeur légale.

Une seconde problématique, en lien direct avec la première est celle du fantôme de la « loi Dupont », depuis trois ans en stand by, qui a pour objectif de reconnaître des droits aux détenus et ainsi de leur permettre une défense en cas d’atteinte à ces droits. Depuis trois ans cette proposition de loi « ne passe pas », mais son ombre plane sur les agents, inquiets des plaintes qui pourraient être portées à leur encontre. Inquiétude bien légitime quand aucun règlement ne dit clairement ce qui peut ou pas être fait, compte tenu de l’évolution des conditions de détention et du retard accumulé par le règlement général. Comment dès lors savoir si ce que vous faites est en accord avec la loi ou en contradiction ?

Pour garder l’exemple du code de la route, imaginez un carrefour où la règle est de passer au vert mais où les feux sont en panne. Si la règle de priorité de droite n’existe pas, comment savoir qui aura tort ou raison ?

Ceci étant la vision des agents.

Si l’on prend la démarche d’octroi de droits aux détenus dans l’ensemble du système pénitentiaire, il est impossible de définir des droits et obligations d’une partie sans que, par rétroaction, les droits et obligations de l’autre ne soient définis à leur tour. Ce qui peut apparaître comme une menace pour les agents pourrait, à cette condition, devenir une garantie de sécurité et améliorer leurs conditions de travail.

Ces deux problématiques récurrentes n’ont pas manqué de nous surprendre et de nous interpeller. Quelle source de conflit que de faire vivre ensemble des centaines de personnes sans cadre clairement défini ! Quand on sait que ces établissements, sans lois claires et adaptées, ont été conçus pour sanctionner ceux qui ont dérogé au cadre de la loi dans la société extérieure, cela pose question…Nous en revenons au sens de la peine, surtout à l’ère de la sacro-sainte réinsertion. Des « hors la loi » sont enfermés dans des structures où l’arbitraire règne en maître, et ont ensuite à se « réinsérer » dans le plus grand respect des lois. Une logique quelque peu surprenante !

Là-bas, au Canada…

Là bas, c’était pareil il y a 25 ans ! Depuis, des choses ont bougé. Les agents ont un règlement de travail, les détenus ont des droits, des procédures de mise en application sont installées… Vu de ce côté de l’océan, cela pourrait sembler idyllique, mais comme tout bon travailleur de l’Université de Paix, je demande des faits, je demande à voir pour après seulement dire ce que j’en pense. Alors, l’Université de Paix et le Bureau International Jeunesse me donnent l’opportunité d’aller explorer durant quinze jours les « cabanes » du Canada.

Le périple

Avant toute chose, il est utile de préciser que le système correctionnel du Canada se divise en deux types d’établissements. Les établissements de détention provinciaux (qui dépendent donc de la gestion des provinces) concernent les prévenus et les condamnés ayant une peine inférieure à deux ans. Les établissements de détention fédéraux ( qui dépendent donc de la gestion fédérale) concernent les personnes condamnées à des peines de plus de deux ans. Ces établissements sont eux mêmes subdivisés en trois catégories selon le degré de sécurité. Les deux types d’établissements ne répondent pas aux mêmes règles et engagent leurs agents sur des critères de recrutement (dont la formation) différents.

Le périple commence à Montréal. Sous les conseils de mes deux collègues Julie et Sonja, déjà sur place, je m’équipe de pulls, pantalons, vestes, et c’est à peine si l’écharpe et le bonnet ne figurent pas sur ma liste de bagages. Nous sommes au mois de mai…mais bon, c’est le « grand nord ». Je les ai maudites pour le reste du séjour (on est pas toujours d’humeur courtoise à l’Université de Paix). Le week-end de mon arrivée signe le printemps, et il fait torride. Les ours polaires et rennes en tous genres sont bien loin ainsi que mes deux collègues qui échappent au courroux d’une Julie qui suffoque. Nous nous retrouverons épisodiquement, au gré de nos déplacements, et ils furent nombreux pour ma part.

Première étape à Alma, petite ville au bord du lac Saint-Jean qui abrite un collège où est dispensée une formation plus ou moins équivalente à un graduat en « Techniques d’intervention en milieu carcéral ». Seule formation du genre pour l’ensemble du Québec, elle est une innovation et ses défenseurs tentent de la valoriser et de l’installer dans d’autres collèges. Elle n’est pas obligatoire et concerne les futurs candidats aux établissements provinciaux. J’ai pu assister à deux journées de cette formation et goûter à nouveau aux bancs de l’école. Les cours sont dispensés par des professionnels du milieu carcéral et abordent donc des problématiques réelles. Des stages sont aussi prévus tout au long des deux ans. L’intérêt de la formation réside là en grande partie ainsi que dans l’approche relationnelle du métier. Un autre intérêt, non négligeable, est que le fait qu’une école propose une formation tend à reconnaître le métier d’agent pénitentiaire comme métier nécessitant des compétences et des apprentissages. Ce qui entraîne que choisir cette formation revient à choisir le métier d’agent par intérêt et non uniquement par dépit comme il en est souvent question

Deuxième étape à Roberval puis à Chicoutimi où l’on peut trouver deux établissements de détention provinciaux. Là j’entre enfin sur le terrain d’application de toutes ces « belles choses » que l’on vante de ce côté de l’océan. Les conditions de détention sont très différentes et axées sur des moments passés en « communauté ». Une cellule reste une cellule, mais des espaces de vie sont aménagés où les personnes détenues peuvent avoir quelques          activités en commun. Mais bon, entre glandouiller devant la télé à quinze ou seul en cellule je me demande où est la différence en terme de « réinsertion ». Au delà de cet aspect, j’investigue la mise en place concrète des procédures concernant le droit de dépôt de plainte par les détenus envers le personnel pénitentiaire. Là, les différences entre notre système et le leur sont notoires. Déjà par l’existence de lois et de procédures que je ne détaillerai pas ici. Ce qu’il ressort de mes entretiens avec les agents et les détenus rencontrés est pour le moins surprenant au vu des craintes présentes ici quant à la loi Dupont. Les agents semblent assez satisfaits de l’existence de ces lois et procédures. D’une part cela a permis de clarifier leurs missions et leur règlement de travail. D’autre part, cela désamorce la violence physique des détenus qui, au lieu de « péter un plomb », remplissent une fiche de plainte et signifient ainsi leur désaccord. La colère se traduit dans les mots plutôt que dans les coups. Nous ne sommes cependant pas au pays de Casimir le gentillet, si ces fiches permettent l’expression de certaines frustrations ou injustices, elles ne garantissent pas l’absence de quelques échanges « chaleureux » avant leur demande par le détenu. La prison ne devient pas un monastère mais cette procédure garantit un moyen de se faire entendre autrement que par la violence. Les personnes détenues sont assez d’accord avec ce dernier apport mais semblent tirer moins de satisfactions que les agents de cette procédure. Ils se plaignent de sa longueur et disent rarement voir une plainte aboutir. Cela leur permet de s’exprimer mais leur témoignage leur semble avoir peu de poids lors du « jugement » du personnel incriminé.

Une des conséquences de ce type de mise en application est la grande quantité de plaintes à traiter. Elles sont nombreuses et cela prend du temps de les examiner, de plus, de par leur imprécision ou leur mauvaise rédaction (comme ici la population détenue se caractérise par un faible niveau d’instruction et un niveau économique et social bas) peu sont recevables au premier abord. S’ensuit alors une escalade de recours à des instances de plus en plus hautes et distantes du terrain, ce qui allonge inévitablement le temps où la sentence sera rendue.

Troisième étape à Québec où j’ai pu rencontrer un agent pénitentiaire (correctionnel dit-on ici) qui travaille hors des murs. déjà à Roberval, j’avais eu l’occasion de rencontrer des agents qui travaillent en « milieu ouvert ». Ces agents s’occupent de gérer les alternatives à la détention (détention à domicile, …). Ceci traitant d’une autre problématique que celle du règlement et de l’octroi de droits au détenu, je décide de ne pas m’y attarder.

Quatrième étape à Donnacona, petite ville non loin de Québec où est installé un établissement pénitentiaire fédéral cette fois, et à sécurité maximale. Une toute autre ambiance… Les personnes détenues vivent aussi dans des espaces communautaires mais loin, bien loin du contact des agents. Le poste principal est un centre de contrôle espèce de bunker vitré (pare- balles évidemment) d’où l’agent, armé, peut voir tout ce qui se passe sur le niveau. Voir, mais pas intervenir. Sauf si la sécurité de l’établissement (pas des détenus, de l’établissement) est en jeu, ou quand il faut ramasser les morceaux (texto). Les agents ont quelques contacts avec les détenus lors de mouvements (circulation au sein de la prison pour diverses activités), et lorsqu’ils sont dans le quartier disciplinaire (la prison de la prison). Sinon, les détenus gèrent eux-mêmes leur « vie » en communauté. Là-bas aussi un système de plaintes a été installé, les mêmes conséquences sont observées : un surplus de plaintes à traiter et la lourdeur des procédures entraînant la longueur des prises de décision. Une remédiation a cependant été apportée et n’est pas dénuée d’intérêt. Un agent médiateur, formé à la médiation, bénéficiant d’un lieu de travail spécifique, et d’un statut reconnu, a pour charge de faire baisser le quota de plaintes envoyées au ministère. Pour cela il lui incombe de sélectionner les plaintes qui peuvent être résolues par le biais d’une médiation et d’opérer celle-ci. En quelque sorte le moyen de gestion des conflits qu’était la plainte et le recours à la justice prend une ampleur telle qu’il a fallu inventer un nouveau moyen de gérer les dits conflits : la médiation. La tâche est ardue, peu d’ « agents médiateurs » tiennent face à leurs collègues, mais il en est un qui s’accroche depuis plusieurs années et cela semble fonctionner. Voici donc une deuxième chose impossible parce qu’impensable devenue possible et presque pensable.

Après des heures et des jours passés sur les routes, après des traversées urbaines (très disciplinés les québecois), et des traversées du désert (trois cent kilomètres sans une habitation, sans un crapuleux resto-route, à se dire si je crève un pneu je fais quoi ?) me voici de retour à Montréal. Dernier établissement, Saint-Jérôme. A Montréal m’a-t-on dit. A une heure et demie de route oui ! Bon, les perceptions ne sont décidément pas les mêmes concernant les distances. Une heure et demie c’est la moitié de notre pays traversé, là, c’est le faubourg de la ville. Saint-Jérôme, établissement provincial moderne où la formation et le travail des détenus est investit, qui fonctionne en pavillons suivant le temps de détention et le comportement des personnes incarcérées. Là j’ai pu observer les « rapports disciplinaires » qui se défendent de procédures très strictes mais qui en fin de compte ressemblent assez à ce qui se passe ici. Description de la situation, mention des faits, écoute du « coupable », prononcé d’une sanction. Sanction prise selon des critères assez flous et laissant place à une bonne part de « bon sens » (pour autant qu’il soit bon) et d’arbitraire.

En conclusion

En conclusion, il était en effet bien nécessaire d’aller voir l’application réelle des différentes mesures prises. Ces mesures résultent de prises de conscience qui datent de 25 ans, prises de conscience amorcées ici depuis quelques années, mais leur mise en application tâtonne encore. Il fallut le temps que les mentalités acceptent les personnes détenues comme personnes à part entière ayant des devoirs et aussi des droits, il fallut penser l’application des lois édictées, il fallut concrétiser avec les acteurs de terrain. Il fallut aussi que les agents vainquent leurs peurs et retrouvent leurs repères. Il faut maintenant mesurer les conséquences, en terme d’apports positifs et moins positifs, de l’octroi de droits aux détenus. Une constatation pourrait être que ce type de gestion est nécessaire mais pas suffisant pour le bon fonctionnement des établissements et la « satisfaction » des différents acteurs. Le recours à la justice, à un mode de gestion où un tiers tranche, semble adapté à certaines situations et moins adapté à d’autres. La procédure est longue et lourde, elle ne permet pas non plus la « rencontre » des parties en conflit qui ont pourtant à « vivre » ensemble tout le temps que prend la dite procédure. Il serait dès lors intéressant d’envisager d’autres modes de gestion telle la médiation mise en place à l’établissement de Donnacona. C’est l’expérience qui a permis au Québec de penser ce « nouveau » type de gestion en milieu carcéral, peut-être sera-t-elle un jour profitable à notre système, ou peut-être nous faudra-t-il aussi passer par là. L’avenir nous dira ce qu’il adviendra de la situation, la route est encore longue, mais à chaque jour suffit sa peine !