Philippe Vienne est intervenu à l’Université de Paix en 2010, dans le cadre de nos conférences. A cette occasion, il a rédigé un article de fond relatif à la problématique des violences à l’école.

Comprendre les « violences à l’école »

Par Philippe Vienne – Docteur en sociologie et chercheur au Centre de sociologie de l’éducation de l’ULB, Professeur aux universités de Mons Hainaut (UMH) et à l’ULB et auteur de l’ouvrage Comprendre les violences à l’école, Bruxelles : De Boeck, 2003.

Un article initialement publié dans le trimestriel de l’Université de Paix, en juin 2010.

La thématique des violences scolaires (ou « violences à l’école ») est apparue avec les années 1990. Ce qui ne signifie pas que le problème social qui se cache derrière cette appellation n’existait pas dans les écoles auparavant. Mais on lui donnait alors plus simplement, et peut-être à raison, le nom de chahut (en parlant également d’incidents scolaires).

Avec l’usage grandissant de la référence à la notion de violence, notamment dans les médias, s’est également opérée une institutionnalisation de cette désignation, parce que tant la recherche que les politiques publiques en ont systématisé l’usage. En France (1994), puis en Communauté française de Belgique (à partir de 1999), les pouvoirs publics ont donc commandité une série de recherches sous cette appellation à des spécialistes de différentes disciplines (criminologie, épidémiologie, pédagogie, psychologie, sociologie).

Pourtant, un certain nombre de questions peuvent être soulevées sur cette vague de recherches.

L’approche dominante a largement reposé sur la demande du politique consistant à « chiffrer » la violence, un peu comme dans les années 1970 quand le politique souhaitait à tout prix en France chiffrer « l’insécurité » ou le « sentiment d’insécurité ». Cette focalisation sur la question du chiffrage, afin d’établir une sorte de « baromètre » de la violence, s’est largement faite au détriment de la compréhension de ce phénomène et des questions sociales plus complexes qu’il soulève. Il s’agissait pour certains chercheurs de chiffrer à tout prix, quitte à comparer des phénomènes incomparables entre eux et complètement coupés du contexte qui les a fait surgir, à des fins de computation commode. La signification que les comportements comptabilisés (par voie d’enquêtes), additionnés et éventuellement corrélés entre eux avaient sur le terrain des écoles, se perdait complètement dans ces exercices de chiffrage.

Un autre problème résidait dans la focalisation, y compris au sein même des commandites de recherche, sur les désordres commis par les élèves. La possibilité que l’école en tant qu’institution puisse générer de la violence, ou que des phénomènes structuraux d’inégalités scolaires puissent jouer un rôle dans la fabrication de la violence scolaire, ou encore le fait que dans certaines écoles, la violence s’avère être une construction collective entre élèves et membres du personnel scolaire, est largement évacuée au profit d’un traitement purement technique, notamment par les psychologues ou les épidémiologistes, du « comportement » violent des seuls élèves ou du « risque » décrit.

Une recherche inter-réseaux

Pour toutes ces raisons, une salutaire prudence devait être de mise tant sur la définition du phénomène que les pouvoirs publics souhaitaient comprendre (mais aussi traiter ou même éradiquer, ce qui pose problème), que dans les méthodes mises en œuvre pour parvenir à cette compréhension. La nécessité de plonger au cœur des phénomènes étudiés appelait à une étude sociologique de terrain. Il s’agissait de partager le quotidien des écoles durant une durée suffisante (deux ans) pour comprendre comment se nouent concrètement les situations de tensions, d’incidents et de crises qualifiées de violence par les médias et une partie du monde de la recherche.

Une recherche inter-réseaux a donc été menée par le Centre de sociologie de l’éducation de l’Université libre de Bruxelles pour la Communauté. La négociation avec le Ministère et les représentants des réseaux scolaires a abouti au choix de deux écoles professionnelles bien connues pour leur réputation de surgissement d’incidents et de tensions avec les élèves. On pourrait bien sûr reprocher à l’équipe de recherche de ne s’être intéressée qu’aux écoles les plus marquées par les situations en question, et donc un peu exceptionnelles, et non à un plus grand nombre d’écoles où des situations moins aiguës mais non moins intéressantes à comprendre surgissaient. Mais comme nous le verrons, les écoles étudiées s’avéraient très pertinentes pour étudier un phénomène essentiel qui se situe en amont de la question des violences, celui de la relégation scolaire.

Une brève présentation des deux écoles s’impose. On pourrait les qualifier d’écoles de la dernière chance tant la population d’élèves s’avère emblématique des processus de relégation et d’exclusion scolaire. Des élèves en retard de plusieurs années, parfois majeurs, parfois multi-exclus (renvois multiples d’autres écoles), largement désenchantés et désabusés, fréquentent un enseignement professionnel qu’en général ils n’ont pas choisi (orientation scolaire à partir de l’enseignement général) et des filières professionnelles auxquelles ils n’aboutissent parfois qu’en désespoir de cause. Les deux établissements en question accueillaient en effet un public d’élèves aux trajectoires scolaires (et quelquefois judiciaires) particulièrement « cabossées » que d’autres établissements refusaient informellement (et illégalement) d’inscrire, par toute une série de tactiques de dissuasion.

C’est donc bien l’école de la dernière chance, tant ces deux établissements se trouvaient dans un petit groupe d’écoles qui sont les dernières à accueillir un public similaire et connaissant, de ce fait, des difficultés similaires. La marque emblématique de la relégation se reconnaissait dans les caractéristiques sociales de la population d’élèves. La première école, de réputation très dégradée pour sa filière professionnelle, accueillait un public composé presque essentiellement d’élèves issus de l’immigration marocaine; la seconde, de réputation légèrement moins dégradée, une majorité de ces mêmes élèves, au sein d’une pléiade de nationalités de pays pauvres. Des processus structuraux d’exclusion et d’orientation scolaire avaient conduit ces élèves vers des écoles presque homogènes socialement (certains collègues parleraient même ici d’homogénéité ethnique et de processus de ségrégation scolaire). Une particularité de plus en ce qui concerne la première école : les filières professionnelles de type industriel qui la caractérisaient en faisaient un vivier homogène d’élèves exclusivement masculins. On imagine sans peine l’ambiance à la virilité surchargée qui marquait la vie quotidienne de l’établissement.

Une tragédie collective

Je suis arrivé dans ces écoles comme observateur parmi les « rôles » joués au sein du personnel : stagiaire assistant social, stagiaire éducateur. Ce qui m’a permis de découvrir et d’apprendre l’univers scolaire de l’intérieur et dans des rôles et des types d’activités  moins connus que ceux des enseignants, mais tout aussi riches pour la compréhension des interactions et situations au quotidien. Responsables des tâches de surveillance et de contrainte sur les élèves, mais aussi des tâches plus éducatives d’écoute et d’aide vis-à-vis de ces derniers, les surveillants-éducateurs m’en ont appris beaucoup sur la gestion des couloirs et des salles d’étude et de retrait, comme sur la négociation « entre quatre yeux » avec les élèves. J’ai découvert en les vivant directement dans ces rôles les incidents qui surgissent avec les élèves dans les couloirs, quand ceux-ci (ou éventuellement des intrus dans l’établissement) vadrouillent en échappant à la surveillance, parfois pour tuer le temps que l’on devrait autrement passer en classe.

Ma deuxième année d’observation se passa dans un rôle d’enseignant remplaçant que l’on m’avait proposé, par pénurie au sein du personnel, dans la première école. Enseignant la morale non confessionnelle à des élèves de 6e professionnelle, j’ai pu découvrir tous les raffinements de la « phase de test » (cris d’animaux, bancs et chaises raclées au sol ou brutalement posées, intimidation, tutoiement, insultes, menaces) que les élèves imposent à un professeur débutant ou nouvellement arrivé. Un test qui use, fatigue les nerfs, démolit progressivement le moral, et qui conduisait parfois certains collègues, comme j’ai pu le constater, à la dépression ou à la nécessité de quitter l’établissement. Il faudrait, à cet égard, saisir toute l’ampleur de la « casse » morale et psychologique que représente cette mise à l’épreuve pour les enseignants qui débutent dans le métier.

La situation au quotidien dans ces écoles pourrait se résumer ainsi : des élèves qui ont presque tout perdu du point de vue scolaire, en raison de leurs trajectoires d’échec et de relégation (illettrisme, élèves sortis sans réussite de l’enseignement fondamental), font face à un personnel parfois magnifique de courage et d’abnégation, parfois usé jusqu’à la corde par le climat de tension ou, pour une fraction limitée de celui-ci, implicitement ou explicitement raciste dans ses interactions avec les élèves. Un mélange de sollicitude et de courage pédagogique, et d’embellies momentanées pour les élèves, voisine avec les logiques d’affrontement et de guerre larvée. Un cours marqué par la confrontation succède à un autre qui tente de réparer les stigmates de l’échec et de la relégation…

Emportés dans l’ivresse jubilatoire des incidents et des mauvais coups, certains élèves arrivent jusqu’au stade final de leur exclusion définitive, qui les emmènera vers un établissement éventuellement encore « pire », à leurs yeux, que ce qu’ils appellent leur « école de merde » ou « école de fous ». D’autres versent dans l’absentéisme et décrochent définitivement, rejoignant ainsi les sinistres statistiques de la sortie sans certification du secondaire. D’un côté, la fatigue morale et physique des enseignants et du reste du personnel augmente dangereusement, dans l’exercice d’une profession de moins en moins valorisée et soutenue, de l’autre, les élèves poursuivent leur descente aux enfers avec les stigmates de l’échec et de relégation qui vont en s’accusant. Tout ceci a des allures de tragédie collective et de gâchis social et humain.

On m’a souvent demandé, moi qui dressais un portrait assez sombre (et pessimiste) de la situation structurelle dans ces écoles, ce que je pouvais proposer comme « solution » au problème. Ce qui sous-entendait que le sociologue, fidèle à sa réputation, se complaisait dans sa tâche consistant à soulever les problèmes, mais ne contribuait guère à les résoudre. J’ai essayé en réponse, et dans mon ouvrage, d’indiquer des pistes et des grilles de lecture permettant avant tout de mieux comprendre la complexité de ces situations de « violence » sur le terrain. De prendre du recul pour permettre au praticien de mieux saisir « la photo d’ensemble » du problème, lui qui a souvent « la tête sur le guidon » à se débattre au quotidien dans les difficultés. Mieux comprendre les logiques spatiales qui font de certains établissements reclus sur eux-mêmes et sur des enjeux de « sécurité » scolaire le théâtre idéal pour des huis-clos dramatiques. Mieux comprendre les trajectoires des élèves qui forment la clef de leurs interactions scolaires problématiques. Mieux comprendre les logiques d’altérité quand les élèves et les membres du personnel (pas tous, et pas tous de la même manière), se dévisagent, se méprisent les uns les autres, s’insultent et s’affrontent. J’ai également tenté de jouer un rôle plus « politique », assumé comme tel à titre d’engagement social, en expliquant combien certains projets de politiques publiques en gestation, et qui réapparaissent quelquefois comme le serpent de mer, présentaient de terribles dangers en prétendant « résoudre » la question des violences (je pense ici à l’idéologie sécuritaire en général ou au projet inabouti des « écoles des caïds »).

Ma conclusion, néanmoins, sera pessimiste : il est probable que tant que le déclassement structurel du métier d’enseignant coïncidera avec des logiques de relégation sociale et scolaire, les « violences » perdureront, car les conditions de leur possibilité « en amont » du quotidien des établissements scolaires n’auront pas été altérées.