Décider ensemble : comment construire un vrai choix collectif ?

Par Gérard GOBERT, Politologue, Enseignant, Formateur d’adultes, intervenant invité en 2004 dans le cadre des conférences de l’Université de Paix.

Cet article a été initialement publié dans le trimestriel n°88, en 2004.

Notre société accorde relativement peu de place à la réflexion sur les processus de prise de décision collective et surtout à leur apprentissage. Pourtant, dans la famille, à l’école, dans le monde professionnel, dans la vie associative, nous participons tous régulièrement, de façon plus ou moins active, à des choix collectifs. Parfois, sans même nous en rendre compte, souvent, sans trop réfléchir à la façon de procéder.

Ainsi, en famille, comment choisit-on un programme TV, une activité de loisirs commune, un nouvel endroit pour habiter, une destination de vacances ?

Dans la vie professionnelle, comment se passent les réunions d’équipes où l’on se fixe des objectifs, les conseils de classe où l’on décide de l’avenir scolaire des élèves, les assemblées du personnel où l’on adopte un cahier de revendications ?

Dans les associations, comment se déroulent les réunions de comités, les conseils d’administration et les assemblées générales qui adoptent des budgets, des programmes d’action, qui choisissent des délégués, qui sélectionnent des projets, qui engagent ou licencient du personnel ?

Bref, comment se construisent ces décisions collectives qui engagent des groupes et des personnes ?

Reconnaissons que, la plupart du temps, les choses se déroulent de manière informelle et, s’il existe une volonté réelle de prendre en compte l’avis de tous, on se heurte souvent à la réalité : pour décider « ensemble », il se suffit pas d’additionner les préférences de chacun des participants, il faut construire un choix collectif qui a sa propre cohérence et qui parfois ne peut résulter d’une simple construction rationnelle.

Ainsi, supposons que trois amis Anne, Bernard et Carole décident de partir ensemble en week-end de détente et qu’ils ont le choix entre trois destinations : Paris, Londres et Amsterdam. Chacun exprime ses préférences et ils constatent que Anne préfère Paris, puis Londres, puis Amsterdam que Bernard préfère Londres, puis Amsterdam, puis Paris et que Carole préfère Amsterdam, puis Paris, puis Londres.

Dans ce cas de figure, chacune des trois villes se trouve tour à tour en premier choix, en deuxième choix et en troisième choix. Un vote aboutira donc à un blocage et il n’y a aucune possibilité de construire un choix collectif qui agrège de manière rationnelle les préférences des trois amis : elles sont incompatibles. Vont-ils donc rester chez eux ? Quelqu’un va-t-il renoncer à son choix ? Quelqu’un va-t-il imposer le sien ? Dans ce cas particulier, tout dépend bien sûr de la nature des relations qui les lient, de la personnalité de chacun, du contexte dans lequel ils doivent faire ce choix et sans doute, de bien d’autres choses encore.

Par exemple, on peut imaginer qu’ils dépasseront le blocage en explicitant et en partageant les motivations de leurs choix personnels : l’intérêt de chaque ville, le climat, le coût, les langues parlées… Il est possible aussi que l’un d’eux parvienne à convaincre ou à influencer les deux autres qui accepteront de modifier leur choix. On peut aussi penser qu’ils dégageront une solution originale basée sur le long terme : ils iront dans chacune des villes au cours de leurs trois prochaines escapades. Mais peut-être ce blocage persistera-t-il entre eux, débouchant sur un conflit.

Choisir, entre amis, la destination d’un week-end de détente, élire le Président d’une association, sélectionner des projets, classer des candidats, définir les priorités… Il n’est jamais simple de « décider ensemble ».

Idéalement, les participants devraient œuvrer pour trouver le meilleur choix possible pour le groupe et pour ceux qui sont concernés par la décision. Ils devraient aussi veiller à ce que le choix soit opéré de manière démocratique, c’est-à-dire que l’avis de chacun soit réellement pris en compte. C’est à ces deux conditions que le choix collectif aura sa pleine légitimité et qu’il aura le plus de chance d’être réellement accepté par tous.

En pratique, ce n’est pas facile à réaliser. Tout d’abord, parce qu’il n’est pas évident pour les participants de faire la part des choses entre les intérêts personnels et l’intérêt collectif. Ensuite, parce que chacun a des niveaux d’information et d’implication différents. Enfin parce autour de toute décision tant soit peu importante, se mettent en place des groupes de pression qui tentent d’influencer celle-ci dans un sens qui leur est favorable. Que l’on songe simplement par exemple au choix d’un site pour l’implantation d’un parc à conteneurs et aux multiples dimensions – économiques, environnementales, sociales, politiques – que cela génère pour les différents acteurs concernés.

En tout état de cause, tout moment de prise de décision collective doit être préparé avec soin : information claire de tous sur le cadre, les contraintes et l’agenda de la prise de décision et surtout, choix préalable d’un mode de décision.

Trois grandes méthodes, qui peuvent éventuellement être combinées, permettent de dégager un choix collectif : le vote, l’approche multicritères et la méthode du consensus.

Le vote, dont les modalités sont multiples – à main levée, à bulletin secret, à un ou plusieurs tours – est la méthode à laquelle on pense spontanément : c’est un procédé rapide dont la légitimité repose sur le choix du plus grand nombre. Mais c’est un modèle gagnant-perdant basé sur le postulat un peu simpliste qu’une majorité, même très courte, est porteuse de la « bonne décision ». On a vu aussi, dans l’exemple des trois amis qu’il peut parfois déboucher sur un blocage.

Dans l’analyse multicritères, on s’efforce de rationaliser le choix en décomposant le problème : on choisit les critères auxquels la décision doit correspondre et on évalue chaque option par rapport à ces critères. C’est un procédé plus lourd à organiser mais qui permet à chacun d’évaluer différents aspects des options proposées. Ainsi, pour sélectionner un projet à mettre en œuvre par une association, on peut évaluer son coût, les moyens humains nécessaires pour sa mise en œuvre, son impact en terme d’image, son caractère durable… et puis, agréger le tout. Bien sûr, il faut d’abord se mettre d’accord sur les critères que l’on choisit !

La troisième voie est celle de la construction du consensus. On entre ici dans une approche beaucoup plus qualitative de la prise de décision. L’idée de base est la mise en commun puis la synthèse des avis de tous les participants de manière à dégager une décision à laquelle tout le monde souscrit. C’est une méthode « gagnant-gagnant » qui privilégie l’échange, le relationnel, l’expression de tous et qui confère une grande légitimité à la décision. Bien sûr, elle nécessite un investissement important de chacun dans le processus et suppose que tous les participants acceptent d’y entrer. Il faut distinguer le vrai consensus, dans lequel le groupe construit collectivement une décision à partir des apports de chacun du simple compromis dans lequel on négocie une position médiane en faisant des concessions réciproques. Dans une recherche de consensus, les maîtres mots sont : communication constructive, écoute, respect de tous, coopération, créativité, responsabilité… Les outils privilégiés sont : brainstorming, tour de table, sous-groupes, animation extérieure… C’est évidemment la méthode idéale si l’on veut privilégier une approche non violente des rapports humains, une évolution positive du groupe et la prévention des conflits. Elle mérite vraiment d’être mise en œuvre chaque fois qu’un groupe est confronté à un enjeu d’importance stratégique.

Alors, on vote, on évalue par rapport à des critères ou on recherche le consensus ?

Il n’y a évidemment pas de réponse définitive. En fonction de l’objet de la décision, du contexte, de la culture du groupe, du temps disponible… on choisira l’une ou l’autre méthode. L’important est d’évaluer au cas par cas les avantages et les faiblesses de chaque méthode et de choisir à l’avance les règles du jeu.