Par Françoise KOURILSKY, Docteur en Psychologie, Spécialiste de l’approche de Palo Alto et du coaching en entreprise. Auteure du livre Du désir au plaisir de changer préfacé par Paul Watzlawick.

Cet article est initialement paru dans le trimestriel n°80, en 2002.

Appréhender le harcèlement moral par une approche systémique et constructive

La physique a été la première discipline scientifique à reconnaître qu’il n’y a pas d’observations, ni de données extérieures indépendantes des observateurs qui les font. Nous ne pouvons agir que sur notre représentation de la réalité, et non sur la réalité réelle même si nous avons l’intime conviction de pouvoir la percevoir.

Si le besoin de classification correspond à une demande considérable, il découle aussi de nos modes de pensée analytiques. Paul Watzlawick, dans son ouvrage «L’invention de la réalité» raconte à cet égard l’expérience suivante très instructive : des psychologues ont simulé la schizophrénie pour être hospitalisés. Une fois admis à l’hôpital, ces faux patients ont immédiatement repris des comportements normaux, mais leurs comportements demeuraient toujours interprétés comme des signes de leur maladie. Et lorsqu’ils ont pu enfin sortir de l’hôpital, tous reçurent comme diagnostic «schizophrénie en rémission».

Dans le domaine des interactions et donc des comportements, les diagnostics comme les jugements sur autrui se révèlent non seulement inutiles mais encore peu fiables. Et pourtant nous continuons la plupart du temps à les pratiquer. Lorsqu’une personne parle d’une autre personne, en fait, elle parle de sa relation à l’autre, de la représentation qu’elle a construite à partir des expériences vécues avec celui-ci ou encore empruntées. Ainsi il est impossible de parler objectivement de l’autre. Le phénomène de l’influence entre les êtres humains s’exerce au niveau des représentations. Tout salarié au sein d’une entreprise peut être victime d’une étiquette qui lui collera d’autant mieux à la peau qu’elle influencera aussi les comportements de ses collaborateurs à son égard.

Ainsi, une fois établi le diagnostic selon lequel il y aurait «harcèlement moral», on risque fort de considérer un comportement même normal de la personne étiquetée «harceleur» comme étant d’une certaine manière pervers. La victime finit par interpréter tout comportement de ce dernier comme étant celui d’un harceleur et interagit donc en fonction de cette hypothèse. Sa peur, son hostilité, sa suspicion et sa crainte qui découlent de cette représentation se traduiront dans ses comportements et micro-indicateurs non verbaux qui influenceront en retour les comportements du présumé «harceleur». Sa façon de le regarder ou de ne pas le regarder témoigne de la façon dont elle le considère et provoque en retour les comportements de celui-ci. Ce diagnostic concourt surtout à l’impuissance de la personne qui se vit comme la «victime» et contribue à limiter considérablement ses potentialités comportementales de réponses.

Sur le plan interactionnel, le diagnostic «harcèlement moral» entrave la résolution du problème car il donne une représentation piégeante de la situation, non seulement pour celui qui pose le jugement mais, plus grave encore, pour celui qui la subit et aura à le gérer. Les étiquettes contribuent à entretenir les pathologies de la communication et empêchent d’y remédier. Offrant le flanc aux accusations de machiavélisme et de manipulation sordide, elles laissent réellement la victime démunie et impuissante, sans apporter aucune solution opérationnelle. Il ne reste alors pour la victime que de recourir à l’arsenal juridique pour se défendre, mais encore les preuves objectives du harcèlement moral sont extrêmement difficiles à montrer.

Il ne s’agit ni de complaisance à l’égard du harceleur, ni de faire porter à la victime la responsabilité de ce qui ne va pas

Pour aborder et résoudre les problèmes de communication, il est largement préférable de prendre le point de vue de l’anthropologue qui doit examiner toute culture avec un minimum de notions préconçues. L’anthropologue essaie de voir ce que les porteurs d’une culture sont en train de faire sans avoir d’idées a priori prétendant expliquer pourquoi ils sont en train de faire ce qu’ils font. L’approche systémique diffère radicalement de l’approche psychologique classique qui fonctionne sur un modèle théorique du comportement et de l’esprit humain. Elle permet de comprendre que le comportement d’une personne ne peut être appréhendé qu’en fonction du comportement de son vis-à-vis. Elle invite à changer d’épistémologie et à passer à une approche cybernétique des relations humaines – alors que l’approche psychologique classique ou orthodoxe demeure une approche monadique qui consiste à réfléchir sur une causalité linéaire du type «ce harceleur se comporte ainsi parce qu’il a à l’origine des problèmes non résolus. L’explication de ces problèmes présents se trouve dans son passé.». Ce raisonnement analytique ne fournit strictement aucune solution à la victime, au contraire l’enfonce. Pour changer une situation, il ne suffit pas de l’expliquer au moyen d’une analyse du passé. Les explications sont des suppositions théoriques qui donnent rarement de solutions pertinentes pour résoudre les problèmes complexes ; bien au contraire, elles ne font que les justifier. La résolution des problèmes complexes implique avant tout un nouveau regard, c’est-à-dire un peu de créativité. Ce qui est important dans la résolution des problèmes interactionnels, c’est de réfléchir à ce qui est désirable et à ce qui est possible. Dans le cas du harcèlement, il est pertinent de faire l’hypothèse que la difficulté affrontée par la victime provient d’une hypothèse erronée qui fait le lit du pouvoir du persécuteur.

Le choix des hypothèses de la victime peut ouvrir ou limiter le champ de ses possibles

La personne, qui se plaint d’être harcelée, a besoin en priorité de sortir de la vision qu’elle a d’elle-même et de son harceleur car cette vision limite le choix de ses possibles et la conduit dans une impasse. La question est alors de savoir quel pouvoir elle donne au harceleur, consciemment ou inconsciemment. Voilà l’un des aspects central pour pouvoir l’aider dans l’exercice de son influence.

Un changement radical d’optique

Cette approche est théoriquement et méthodologiquement différente de celles basées sur les théories des processus intra-psychiques. L’objectif est de comprendre comment cette situation insoutenable persiste et de réfléchir ensuite à ce qu’il faut provoquer pour la changer. Il faut donc :

  • D’abord définir le problème et le replacer dans la description des contextes interactionnels.
  • Se focaliser sur la dernière interaction plutôt que sur les anciennes
  • Identifier les difficultés vécues et écouter rigoureusement les solutions tentées
  • Montrer en quoi les expériences douloureuses passées, qui ont bâti sa vision de son persécuteur, ont limité le champ de ses possibilités, ont rétréci la vision de son pouvoir d’influence et fait surestimer le pouvoir qu’elle attribue à son persécuteur
  • Négocier un objectif de changement concret, spécifique, réaliste, accessible et écologique
  • Utiliser le langage et la logique du plaignant afin qu’il soit conforme à sa logique et qu’il ait des résonances

Ce qui importe est de donner d’autres éclairages aux expériences passées de la victime afin de lui ouvrir de nouvelles possibilités interactionnelles et comportementales. Le plus souvent celle-ci grossit tellement l’emprise de son persécuteur qu’elle se paralyse face à lui, ce qui renforce encore le pouvoir de ce dernier à la faire douter d’elle-même ; consciemment ou inconsciemment il lui permet de vérifier les suppositions qu’elle fait à son égard. Les suppositions remplissent en effet la fonction de prophéties qui s’auto-réalisent.

Replacer le problème dans son contexte interactionnel

Pour comprendre un problème complexe, notamment celui du harcèlement moral, il faut l’appréhender dans son contexte interactionnel. En effet, notre conception monadique sur laquelle s’appuie la longue tradition de la pensée classique occidentale repose sur un schéma linaire de causalité. Mais le concept de causalité linéaire s’avère particulièrement impropre pour résoudre les problèmes interhumains. En effet, celle-ci conduit inéluctablement à l’imposition d’étiquettes de boucs-émissaires et de persécuteur qui confère précisément un pouvoir qui est particulièrement redouté . Ainsi considérons-nous la cause et l’effet comme s’ils se produisaient selon des séries linéaires. Ce modèle de pensée méconnaît un concept essentiel, celui de rétroaction ; il aboutit à réfléchir et à agir dans un cadre non opérationnel qui constitue le piège dans lequel il s’agit de sortir. L’erreur est d’attribuer une causalité linéaire de type mécaniste à un phénomène interactionnel, par définition complexe

De même qu’on ne peut comprendre la relation entre l’émetteur et le signe qu’il utilise sans tenir compte du destinataire et de sa réaction, de même ne peut-on étudier la relation entre le destinataire et les signes qu’il utilise en faisant abstraction de l’émetteur. Chaque signe, en tant que réaction chez l’émetteur, induit la production d’un autre signe qui en induit à son tour un autre et ainsi de suite.

Les relations humaines ne peuvent être considérées comme des données pourvues d’une existence indépendante, objective en quelque sorte. Nous n’avons, en effet, jamais affaire à des réalités intrinsèques mais uniquement à des images ou représentations de la réalité qui s’imposent à nous comme l’évidente représentation de la réalité, comme une réalité réelle. Voilà l’une des raisons majeures pour laquelle les gens s’acharnent, face à une situation problématique, «à faire toujours plus de la même chose» ou strictement l’inverse, ils sont simplement les victimes d’un point de vue unique et fixe qui les privent de tout autre possibilité d’interaction.

Le recadrage, l’outil majeur du changement

Le recadrage demeure l’ultime moyen de sortir d’une situation vécue sans issue. Il revient à sortir du cadre dans lequel aucune solution ne semble possible, il consiste à travailler sur les restrictions mentales et comportementales dans lesquelles la victime se trouve coincée.

Le recadrage a pour fonction de modifier le cadre inopérant dans lequel est emprisonnée la personne afin de lui permettre d’accéder à d’autres possibles. Toutefois, un recadrage ne relève pas de la simple technique ou recette ? A cet égard, il ne peut être prévu à l’avance, ni fabriqué de toutes pièces, mais il doit être construit à partir de la logique de la personne concernée par le problème, il implique une écoute parfaite de celle-ci ; c’est-à-dire qu’il doit être rigoureusement adapté à sa logique et à son système de valeurs pour être conforme à son écologie et être ainsi adopté par celle-ci.

Recadrer, consiste avant tout à suggérer de nouvelles interprétations de façon à apporter un nouvel éclairage à des faits qui ont été rapportés et interprétés, pour leur donner une autre signification, afin de modifier radicalement le contexte interactionnel pour susciter des comportements différents, et surtout plus efficaces.

L’univers des relations reste un univers de perceptions et de significations. Pour parvenir à changer un type de conduite, il s’agit non pas d’intervenir directement sur la conduite comportementale, comme cela se pratique généralement, mais de modifier d’abord le sens des comportements incriminés et redoutés ou encore de modifier la perception qu’a le plaignant du contexte.

La performance d’un recadrage s’évalue sur le fait qu’il parvient à réorganiser le système interactionnel dans lequel la personne est piégée et dans lequel elle perd son espace d’autonomie, son identité, et reste assujettie. Il n’est donc pas question d’agir directement sur les interactions mais de les éclairer de façon nouvelle afin d’élargir le champ des possibles pour sortir du problème.

Les solutions de la victime alimentent le problème

Les problèmes interactionnels sont le plus souvent aggravés et perpétués par des solutions correctives, elles sont inadéquates pour produire un changement. Bien des problèmes de société à une échelle plus vaste relève du même phénomène. Ainsi, lorsque les processus interactionnels de régulation se sont avérés inefficaces et que le système interactionnel est devenu un cercle vicieux dans lequel la victime, la personne harcelée, se trouve enfermée, une personne extérieure doit arbitrer, à savoir susciter dans le système interactionnel entre le persécuteur et la victime un changement de type 2.

Le recours à la position basse stratégique

La victime pour sortir de sa position insoutenable doit redéfinir la relation en se plaçant elle-même, volontairement et stratégiquement, dans la position basse afin de désarmer son vis-à-vis. Le harceleur a en effet besoin de rabaisser sa victime pour disposer d’une bonne estime de lui-même. Mais il est très difficile de défier une personne qui se place de façon stratégique et consciente dans une position volontairement d’extrême faiblesse.

Par exemple, la victime pourrait tenir le discours suivant :

“Voilà la façon dont je vois les choses : vous voulez m’anéantir, me détruire mais je sais que je peux me tromper. En effet, comme vous êtes rationnel, vous savez que si c’était votre intention réelle, vous prendriez alors des risques que vous n’avez pas intérêt à prendre dans l’entreprise. Je sais que vous êtes lucide, et que vous avez conscience que les salariés disposent aujourd’hui de multiples possibilités pour se défendre. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que vous voulez ma perte et ma déchéance. En fait, vous seul pouvez me sécuriser et me faire sortir de ces craintes peut-être infondées. Si vous ne me rassurez pas par des preuves concrètes que je suis dans l’erreur, alors cela signifie que vous me donnez raison sur vos intentions perverses que j’imagine à mon égard. Dîtes-moi concrètement ce que vous attendez de moi, et même consignez cela par écrit. Voilà ce que j’ai besoin de savoir pour corriger mes propres comportements et rétablir des relations plus sereines et plus productives ”.