Un mensonge poserait-il problème s’il n’y avait personne pour y croire ?

Par Julien Lecomte

Le terme de « fake news » (que l’on pourrait traduire par « actualités mensongères ») s’est progressivement répandu suite à la propagation effarante de fausses nouvelles ces derniers mois. L’impression donnée est que la véracité des faits importe peu lorsqu’il s’agit de partager des contenus.

Vérifier les faits : tous « fact-checkeurs » ?

Dans le domaine de l’éducation aux médias, les compétences d’évaluation de la fiabilité des sources sont depuis longtemps identifiées comme un enjeu fondamental. En effet, dans un monde idéal, les journalistes et plus largement les citoyens diffuseraient uniquement des informations vérifiées de manière méthodique, seraient transparents quant à leurs sources et feraient tout cela de manière impartiale. C’est sans compter sur les collusions politiques, les œillères idéologiques ou encore le contexte de production (délais serrés, formats imposés, moyens limités…) qui ne favorisent pas toujours un travail de qualité.

De surcroit, ces compétences de vérification ne s’appliquent pas qu’à la presse ou à la communication. Déjà les historiens, bibliothécaires, documentalistes ou encore chercheurs appliquent des éléments de critique historique lorsqu’ils sont confrontés à un document. Que le contenu figure sur un parchemin, dans un livre ou un journal, dans un film ou sur un site internet, la question de sa vérité ne date pas d’hier.

Biais cognitifs et chambres d’écho

Le problème, c’est que ces compétences ne sont pas « innées ». De plus, comme les journalistes, et même en toute bonne foi, nous ne sommes pas toujours en mesure de les appliquer correctement. Plusieurs études montrent par exemple que nous sommes enclins à accorder plus d’importance aux informations qui confortent nos idées préalables (biais de confirmation). De surcroit, au plus ces idées nous semblent constitutives de notre « identité », au plus ce sera difficile de les remettre en question. Par exemple, si je crois que les corbeaux sont tous noirs, cela ne me fera peut-être rien de changer d’avis si j’en croise un albinos. Par contre, si je crois que les industries pharmaceutiques ne cherchent qu’à faire de l’argent, je vais être très méfiant quant à leur dernière étude sur le caractère bienfaiteur de tel ou tel vaccin. Dans le second cas, remettre en cause ma croyance me fait remettre en cause toute une vision du monde et mon attitude par rapport à celui-ci (dissonance cognitive). La charge cognitive est plus grande, du coup il me sera moins difficile de garder mon opinion préalable en ajoutant l’hypothèse selon laquelle leur étude est truquée.

Sans parler du « point aveugle » qui veut que les biais à propos desquels nous sommes les plus « aveugles », ce sont… nos propres biais.

Ce n’est pas tout. Les interactions et échanges sur les médias sociaux ont eu le triste mérite de révéler au grand jour le phénomène des « chambres d’écho » ou « bulles de filtre ». Concrètement, cela représente les « bulles déformantes » dans lesquelles nous évoluons et qui font que nous ne percevons qu’une partie des informations, selon certains filtres, et que nous les interprétons d’une certaine manière. Ces « bulles » sont fortement influencées par nos « groupes d’appartenance », c’est-à-dire ceux que nous considérons comme nos proches. En clair, pour caricaturer, si vous êtes sympathisant d’une idéologie politique, vous risquez d’être plus exposés à des propos confortant cette idéologie. Les algorithmes de Facebook ou Google sont d’ailleurs construits entre autres sur ce principe : il s’agit de vous montrer ce que vous êtes susceptibles d’apprécier, en fonction de ce que vous avez déjà aimé.

Bref, il y a une difficulté colossale à dépasser lorsque remettre en cause une fausse nouvelle va à l’encontre de nos propres opinions, de celles du groupe auquel on s’identifie. Ne serait-ce que parce que l’on n’est pas confronté à une information contradictoire.

C’est la raison pour laquelle, dans Médias : influence, pouvoir et fiabilité (2012), je défendais déjà l’idée que l’analyse critique des médias et des informations passe par l’observation – tout aussi critique – de notre propre rapport à ces médias et à ces infos. Les faits ne sont qu’un état du monde. Dès le moment où ils font l’objet d’une observation, ils mettent en jeu notre propre subjectivité.

Eduquer à (pratiquer) la décentration

Depuis 2008, je m’interroge sur ce que signifie le mot « critique » qui figure notamment dans la mission de former des « CRACS » des Organisations de jeunesse. C’est là un bien beau mot, et en même temps chacun peut lui faire dire ce qu’il veut. Comment mesurer l’esprit critique ? Est-on critique une fois pour toutes ? L’esprit critique est-il inné ? Suffit-il de se poser des questions pour faire preuve d’une pensée critique ?

Pour moi, une composante observable de ce terme se situe dans la pratique de la « décentration ». Ce concept renvoie à la capacité à se mettre à la place d’autrui, à « sortir de son centre » pour pouvoir prendre en considération le point de vue l’autre, sans nécessairement le partager. La décentration peut être cognitive (compréhension, apprentissage), mais aussi corporelle (expérimentation, imitation) et émotionnelle (empathie). Cela passe notamment par la pratique des échanges : lorsque j’observe ou entends ce qu’un autre individu a fait, ressenti ou pensé dans une situation, je peux prendre conscience que nous ne réagissons pas tous et toutes de la même manière dans les mêmes contextes.

Nos points de vue sont façonnés par notre vécu, nos expériences et nos représentations préalables. Se décentrer, c’est comprendre ce qui fonde le point de vue de l’autre, c’est le rejoindre dans ce que nous avons de commun, dans les tripes, dans les besoins, dans les valeurs… Ainsi, même face à quelqu’un avec qui je suis en profond désaccord, je peux tâcher de le comprendre quant à ses raisons, à ses émotions et à son histoire. Cela ne veut pas dire que c’est facile. Ce n’est pas inné. Mais c’est une condition si nous voulons être capables de changer d’avis lorsque, parfois, exceptionnellement, malgré notre bonne volonté… C’est nous qui avons tort.

Pratiquer la décentration permettrait d’être plus vigilant et de prendre distance quant à nos propres biais de perception, à nos propres filtres, et par conséquent d’être moins « vulnérables » par rapport aux articles trompeurs.

Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »