L’être humain manipule des concepts, des catégories. Celles-ci lui permettent d’évaluer son environnement et d’adapter son comportement en conséquence.

Il arrive néanmoins que les capacités de juger d’un individu ne l’amènent à distordre la réalité, à omettre ou généraliser des éléments de manière abusive, voire parfois à manifester de la haine et des comportements violents à l’égard d’autrui.

Comment prévenir ce phénomène de discrimination haineuse ? Comment comprendre et gérer les discours haineux qui prolifèrent à l’égard de certaines catégories de population, sur les médias sociaux notamment ?

 Membres du Groupe de Travail ayant contribué à cette note : Caroline Dozot, Catherine Bruynbroeck, Christian Bokiau, France Dantinne, François Bazier, Line Fischer, Lysiane Mottiaux, Martine Grosjean, Manfred Peters, Pascaline Gosuin, Paul-Henri Content, Serge Léonard, Simon Wolfs

En lien avec la mission de prévention de la violence de l’Université de Paix, un groupe de travail du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix a choisi de s’intéresser à la question de la discrimination haineuse.

Définitions

Le fait de « discriminer » est lié à notre faculté de juger. Au sens premier, non péjoratif, discriminer signifie « distinguer », « faire la part des choses ». En ce sens, dès que nous émettons une observation sur la réalité, nous « discriminons ». Nous identifions des concepts, des notions, des « traits saillants ». Untel est belge. Unetelle a 54 ans. Ceci est un chêne. Dans ce cadre, la discrimination est intrinsèquement liée à la mécanique de notre cognition.

Notre cerveau différencie les choses, les classe, les compare, les catégorise, les conceptualise. Cela commence dès le plus jeune âge, quand l’enfant apprend à distinguer « moi » et « l’extérieur », « maman » de « pas maman », « chaud » de « froid », etc. Nous nommons les choses à travers le langage.

Là où cette mécanique devient problématique, c’est lorsque cette faculté cognitive de « faire la part des choses » :

  • D’une part fige l’identité des individus sur base de critères catégoriels (souvent arbitraires, dont la généralisation est erronée), c’est-à-dire engendre des clichés, de manière fallacieuse ;
  • D’autre part engendre des comportements (postures, paroles, gestes…) qui traduisent un jugement dépréciatif sur base de clichés. Autrement dit, lorsque le jugement sur l’autre engendre une manifestation de haine ou de violence à son égard.

Autrement dit, différencier les choses n’est pas équivalent à « discriminer » au sens utilisé dans cette note. La discrimination (haineuse) fait intervenir une dimension émotionnelle et morale qui donne une valence « négative » à l’autre, qui amène à se comporter avec l’autre comme s’il était inférieur.

Dans la suite de cette note, nous utiliserons par convention la terminologie suivante :

  • Il est possible de définir un stéréotype comme un « ensemble de croyances à propos d’un groupe social » (Ashmore et Del Boca, 1981). Autrement dit, les stéréotypes sont des croyances partagées concernant les caractéristiques d’un groupe de personnes.

Par exemple : « les italiens mangent souvent des spaghettis ».

  • Les préjugés ont quant à eux une dimension affective. Gergen, Gergen et Jutras (1981) définissent le préjugé comme « une prédisposition à réagir défavorablement à l’encontre d’une personne sur la base de son appartenance à une classe ou à une catégorie [de personnes. À la différence du stéréotype, dont le contenu peut être positif (ex. : « les routiers sont sympas »), le préjugé est globalement négatif (ex. : « je n’aime pas les routiers » !) en termes de valence, même s’il existe des exceptions.

Autrement dit, les préjugés sont des stéréotypes colorés du point de vue émotionnel. Ils ont une polarisation (normative) sur un axe « j’aime – je n’aime pas » / « c’est bien – c’est mal » (dont la valence est généralement plutôt négative).

Par exemple : « les étrangers sont criminels » (et ils me font peur)

  • Enfin, le terme de discrimination correspond à un comportement négatif non justifiable produit à l’encontre des membres d’un groupe donné. Les discriminations haineuses correspondent à des manifestations comportementales de préjugés polarisés de manière dépréciative. La « valence » du préjugé est négative.

Par exemple : insulte ou menace envers un groupe de personnes, exclusion d’individus, parole dépréciant ces individus, comportements ou gestes visant à nuire à ces individus…

Stéréotype Préjugé Discrimination haineuse
Croyance (cognition) Croyance + émotion Croyance (à valence négative) + émotion + comportement (dépréciatif, violent…)

Si ce sont les discriminations haineuses qui nous semblent être le cœur de notre problématique, il demeure que certains (dys)fonctionnements cognitifs et émotionnels peuvent mettre en lumière des manières de prévenir des comportements de haine ou violents.

En effet, si une personne est apte à nuancer ses croyances sur un groupe d’individus, qu’elle est consciente du caractère réducteur de certaines de ses croyances, nous gageons qu’elle en viendra moins volontiers à adopter des comportements de rejet envers ce groupe.

Notons que nous faisons la différence entre disqualifier des propos ou comportements discriminants avec la disqualification des personnes qui les tiennent. Le contraire reviendrait d’ailleurs à reproduire une logique discriminatoire.

Détecter et décoder les discriminations haineuses

Une première difficulté à laquelle nous nous heurtons est que s’il existe des discriminations haineuses manifestes, il y en a également de plus « subtiles ».

Beaucoup de propos sont « borderline », et ne sont par conséquent pas manifestement illicites, ce qui rend difficile de les condamner « de front ». Source : Renaissance Numérique, Infographie « Agir face à la haine sur Internet dans une société collaborative » – Inclusion Numérique et Solidarité, 2017.

La discrimination haineuse est manifeste lorsque l’émetteur considère l’autre comme inférieur et adopte intentionnellement un comportement ou des propos visant à lui nuire.

Parfois, il est difficile de déterminer si des propos relèvent ou non de la discrimination haineuse. Lorsque le contenu du message est ambigu, c’est-à-dire que son interprétation ne coule pas de source, il importe de distinguer plusieurs choses.

Lorsqu’un message est émis, il y a :

  • Le « contenu » sémantique du message en tant que tel
  • Un ou des « émetteurs», qui ont une intention de communiquer
  • Un ou des « récepteurs», des « publics », sur qui les messages ont des effets, qui interprètent ces messages
  • Un contexte dans lequel le message va être interprété

Cela signifie qu’il est réducteur de ne se limiter qu’à un pôle d’analyse des propos potentiellement haineux.

Par exemple, nous pourrions nous limiter aux intentions de l’émetteur. Celui-ci émet une « blague » ou énonce une thèse simpliste sans réfléchir, mais par ce biais blesse l’ensemble d’une communauté. Il serait malvenu de nier la souffrance de cette communauté, les effets du message sur celle-ci, même si l’intention de l’auteur n’était pas de blesser ou de déprécier. Autrement dit, nous ne pouvons pas interpréter le contenu du message en nous basant uniquement sur l’intention de l’auteur.

De même, la liberté d’expression veut que l’on puisse tenir des propos qui puissent « choquer, offenser » des individus ou une communauté d’individus (tant que cela ne porte pas directement préjudice à ceux-ci). En ce sens, il est également réducteur de ne prendre en considération que les interprétations du ou des publics. Nous ne pouvons donc pas non plus nous limiter aux réactions des publics pour interpréter le contenu d’un message.

La frontière entre les propos « manifestement illicites » et les propos « toxiques dans une zone grise » est poreuse et contextuelle enfin. La métaphore suivante peut faire sourire, mais illustre très bien le phénomène : c’est comme lorsqu’une personne en chatouille une autre. Lorsque l’on chatouille quelqu’un, on « joue avec la limite ». Entre amis, entre proches, il arrive que l’on se permette ce type de « petite violence », tout en n’étant pas exempts que celle-ci soit vécue comme étant essentiellement une violence. La limite est fluctuante et dépend des individus, des relations qu’ils entretiennent entre eux et du contexte. Au café, mon meilleur ami peut me traiter d’idiot et nous en rirons ensemble. Dans d’autres circonstances, les individus ne sont pas toujours consentants avec de tels propos ou des attitudes « dans la zone grise ».

En somme, il s’agit de prendre en compte non seulement l’aspect sémantique (le sens lexical des mots), mais aussi l’aspect pragmatique (l’usage et les interprétations de ceux-ci en contexte, par les individus concernés) de la communication.

Afin de contrer les propos et actes de discrimination haineuse, il nous semble éclairant de comprendre la mécanique des discriminations.

Du point de vue cognitif

Catégorisation automatique

Le préjugé est lié à une catégorisation automatique, spontanée. Il est lié à une organisation du monde.

Nous discriminons tous, à différentes mesures, au sens où nous interagissons avec le monde en fonction de perceptions et de catégories. Sur base d’un ensemble d’informations, en un instant, nous nous forgeons une représentation de la situation sur base de laquelle nous agissons.

Ce processus est quasiment automatique : nous ne pouvons aller à l’encontre d’une représentation qu’a posteriori, à travers un processus de réévaluation de la situation.

Etiquetage, stigmatisation et biais cognitifs

Si ce processus est presqu’instantané et nous permet de réagir de manière adaptée à bien des situations, il s’accompagne néanmoins de biais cognitifs qui peuvent interférer avec un jugement nuancé et des réactions pacifiques.

En émettant des jugements rapidement à propos de situations, nous faisons des généralisations, des omissions ou encore des distorsions du réel. Autrement dit, nous ne percevons pas le réel tel qu’il est, mais bien tel que notre cognition le traite en fonction de données incomplètes, lacunaires, partielles, déformées parfois.

Des théories en psychologie cognitive (biais de confirmation et autres biais cognitifs), en sociologie et anthropologie (étiquetage, labelling…) ou encore en systémique (dont F. Kourilsky) ont mis en évidence que nos jugements initiaux peuvent colorer fortement nos comportements, et de ce fait nos jugements ultérieurs. Globalement, les individus accordent plus d’importance aux éléments qui confortent leurs hypothèses qu’à ceux susceptibles de les infirmer. De plus, lorsqu’une personne catégorise quelqu’un (lui « colle une étiquette »), il est probable que celle-ci se comporte d’une certaine manière avec cet individu, et par ce fait en vienne à confirmer l’étiquette. C’est une prophétie auto-réalisatrice.

Ces étiquetages peuvent être d’autant plus réducteurs lorsqu’ils déshumanisent ou réifient les personnes. En gros, c’est comme si l’on réduisait une personne ou une communauté de personnes à une seule caractéristique : « les étrangers », « les [insérer une couleur de peau, une religion, un genre, une orientation sexuelle, une catégorie d’âge, une catégorie sociale…] »…

Lorsque nous ne voyons plus l’autre que par le prisme de la catégorie, dès lors nous ne le percevons plus comme un autre humain, avec ses spécificités. Nous le « déshumanisons ».Des « modes de pensées » absolus sont plus propices que d’autres à un schéma de pensée simpliste et réducteur. Ainsi en est-il des idéologies, du dogmatisme… Concrètement, dans des modes de pensées qui ne font pas place aux exceptions de chacun, aux cas particuliers et à la complexité du monde, le terrain est plus fertile à des croyances réductrices qui déshumanisent les individus. Comment nous « déconditionner », nous émanciper ?

Afin de « contrer » les biais cognitifs intrinsèques au mécanisme d’étiquetage, il s’agit de dépasser le processus automatique, et ce de deux manières :

  • Tout d’abord, il faut en prendre conscience, le reconnaître
  • Ensuite, il faut procéder à un effort de réévaluation, dans une forme d’ouverture à la nuance, à la remise en question

Il n’est pas question de « ne pas juger » (prétention improbable dans la mesure où le traitement cognitif est spontané et la volonté d’aller à son encontre peut créer de la réactance), mais réévaluer son jugement. Autrement dit, s’interroger quant à sa pertinence et à ses limites.

Prendre conscience de sa propre perspective

La « décentration » (le fait de se mettre à la place de l’autre, cf. infra) représente parfois un pas trop direct, radical, pour comprendre l’autre qui perçoit, éprouve et vit les choses différemment. Un préalable peut être de pouvoir être conscient du point de vue duquel on regarde, de ses propres lunettes.

Exemple d’activité : « le puzzle de l’identité »

Il s’agit de lister pour nous-mêmes toutes nos caractéristiques catégorielles : âge, sexe, genre, origine, religion, pays de résidence, ville de naissance, continent… Exemple : je suis une femme, belge, d’origine arménienne, de religion chrétienne catholique, vivant à Liège, se considérant comme européenne, etc.

Il s’agit de prendre conscience que nous-mêmes n’avons pas qu’une seule étiquette, et que la multiculturalité est partout. Le but est de se rendre compte de nos différentes facettes pour :

  • d’une part réfléchir sur ce qu’elles disent de nous, sur comment elles influencent notre vision du monde ;
  • d’autre part ne pas réduire une personne à une seule de ses multiples facettes.

La « mise au carré » pour nuancer ses croyances (Daniel Faulx)

Université de Paix asbl [sur base de l’ouvrage de Daniel Faulx], « La mise au carré pour nuancer ses croyances », 2017 : https://www.universitedepaix.org/la-mise-au-carre-pour-nuancer-ses-croyances

Nos croyances se construisent par « associations » sur base de « raccourcis » cognitifs. Le cerveau fait des raccourcis et « connecte » les choses entre elles, opérant parfois des omissions, des généralisations ou des distorsions de la réalité. Autrement dit, le cerveau « simplifie » le réel. Pour cette raison, une croyance n’est jamais totalement fausse. Elle est au contraire toujours vraie « d’un certain point de vue », « dans une certaine mesure ». Un intérêt de cet outil est de faire émerger les situations, les contextes ou les conditions dans lesquelles les affirmations se vérifient.

La mise au carré consiste, pour toute association de concepts, à créer le tableau suivant :

Concept 2 Négation ou inverse du concept 2
Concept 1 Association de base entre les concepts / notions Remise en question de l’association de base
Négation ou inverse du concept 1 (selon l’acception de l’usager) Remise en question du corollaire de l’association de base Corollaire de l’association de base

Exemple d’application avec une affirmation sexiste : « les femmes conduisent mal / moins bien que les hommes »

« Conduisent mal / moins bien que les hommes / les autres conducteurs » « Conduisent bien / mieux ou aussi bien que les hommes / les autres conducteurs »
« Les femmes » « Les femmes conduisent moins bien que les hommes »

Quelles sont les situations / circonstances / cas spécifiques qui font affirmer cela ?

« Certaines femmes conduisent bien / mieux que des hommes »

Circonstances, cas spécifiques qui permettent d’affirmer cela.

« Les hommes » « Il existe des hommes qui conduisent moins bien que des femmes / qui conduisent mal »

Exemples spécifiques, cas d’hommes qui font des accidents ou ne respectent pas le code de la route ou ont de mauvais réflexes (cela amène à préciser ce que « conduire mal » signifie), etc.

« Les hommes conduisent mieux que les femmes »

Quelles sont les situations / circonstances / exemples qui font affirmer cela ?

Cf. Université de Paix asbl [sur base de l’ouvrage de Daniel Faulx], « La mise au carré pour nuancer ses croyances », 2017 : https://www.universitedepaix.org/la-mise-au-carre-pour-nuancer-ses-croyances

La « mise au carré » pour nuancer ses croyances

Pour aller plus loin : FAULX, D., DANSE, C., Apprendre à penser autrement : La mise au carré, un processus au service du langage et des idées, 2017.

Cette méthodologie permet notamment de faire émerger des contre-exemples, des cas particuliers.

Une conscience attentive

Une première piste permettant de prévenir les comportements discriminants consiste par conséquent à prendre conscience des fonctionnements décrits ci-dessus, dans un premier temps peut-être en première personne. Cette démarche introspective peut faciliter ensuite le travail de compréhension de ceux qui restent « enfermés » dans des croyances biaisées ou des comportements haineux.

Dans la dynamique relationnelle, il s’agit de porter attention au fait que l’on est dans le « jeu » de « se chatouiller ». Cela soulève la question du consentement.

Contexte
Destinateur – Message, comportement -> Destinataire(s)
Intentions Interprétations

<=> Consentement

Selon que le ou les interlocuteurs sont consentants à « jouer le jeu », les messages et comportements peuvent ne pas poser de problème.

Toutefois, le consentement n’est pas quelque chose d’acquis une fois pour toutes. La prévention des discriminations haineuses (ou ressenties comme telles) passe donc par un travail d’attention à l’autre.

Ceci n’implique pas de s’autocensurer : c’est peut-être parfois juste le signal qu’il faut métacommuniquer ou clarifier le message. Lorsque des allocutaires sont blessés, le locuteur peut tâcher de comprendre leurs préoccupations tout en exprimant les siennes.

Croyance, émotion, comportement et liberté

Nous insistons en outre sur la distinction entre croyance, émotion et comportement. Nous ne pensons pas qu’une croyance ou une émotion soient condamnables en tant que telles. C’est d’ailleurs un message que nous pouvons mettre en avant par rapport aux personnes qui adoptent des comportements haineux : on peut penser ce que l’on veut, mais pas dire ou faire ce que l’on veut. Les préoccupations de chacun sont audibles.

La liberté de pensée et la liberté d’expression offrent à chacun un cadre sécurisé pour exprimer un désaccord de fond. Néanmoins, ces libertés ne signifient pas que l’on puisse adopter des comportements violents.

Du point de vue socioaffectif (émotionnel)

Le pouvoir du vécu expérientiel : la rencontre de l’autre

Une personne peut réévaluer un préjugé raciste par exemple en allant à la rencontre de l’autre. Plutôt que de porter son attention sur ce qui nous différencie, il s’agit de prendre conscience de tout le commun que nous avons ensemble.

Certaines régions où le racisme est fort marqué sont également des lieux où la mixité culturelle est très pauvre. Nous émettons l’hypothèse que la méconnaissance de l’étranger est liée à des représentations fantasmatiques de celui-ci. L’étranger est vu comme « différent de nous », et ceci est lié à des sentiments de peur.

De manière générale, les individus ont tendance à valoriser les membres de l’endogroupe, c’est-à-dire de leur groupe d’appartenance. A contrario, ils ont tendance à dévaloriser les membres de l’exogroupe, qui n’appartiennent pas au même groupe qu’eux. On parle notamment de « biais pro-endogroupe », cf. https://psychologie.savoir.fr/psychologie-biais-endogroupe/

Dans les dynamiques de harcèlement scolaire, Jean-Pierre Bellon identifie ce même type de mécanisme à l’œuvre. Il cite René Girard (Le bouc émissaire, 1982) :

« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe, puisque nous avons le même bouc émissaire ».

Université de Paix asbl, « Fondements des méthodes contre l’intimidation », 2017 : https://www.universitedepaix.org/fondements-des-methodes-contre-lintimidation

Fondements des méthodes contre l’intimidation

A ce titre, nous pouvons nous interroger sur l’efficacité de certaines revendications politiques ou issues de milieux socioculturels mettant en exergue les différences « minoritaires ».

En effet, en psychologie sociale, le « dilemme des minorités » consiste à se présenter comme étant « différentes » tout en étant « parties prenantes » de la majorité, ou en tout cas sans susciter de « blocage » identitaire. Autrement dit, si une minorité est perçue comme « trop » différente de la majorité des individus, elle risque d’être davantage sujette à des discriminations dévalorisantes.

Si effectivement le changement vient d’abord de l’expérience (que nous faisons avec tous nos sens, notre corps, nos postures, mouvements – cf. entre autres Minton, K., Ogden, P., Pain, C., Le trauma et le corps, Bruxelles : De Boeck, 2015), il n’est pas évident de provoquer ces expériences. Une manière intéressante de faire vivre des expériences qui provoquent le changement est le jeu.

Cf. De la Fuente, A., « Pourquoi faire appel à des jeux pédagogiques ? », ITECO, 2008 : http://www.iteco.be/ressources/concepts-grilles-d-analyse-exercices-et-jeux-dont-le-jeu-des-chaises/Pourquoi-faire-appel-a-des-jeux

Suite à ce vécu, un processus d’évaluation émotionnelle s’enclenche et peut mener, dans certaines conditions, à la mise en place de stratégies de régulation, c’est-à-dire au changement, y compris des changements au niveau des croyances ou au niveau comportemental.

Cf. Dozot, C., Rôle de l’estime de soi et des émotions dans le traitement des feed-back académiques par les étudiants universitaires, Louvain-la-Neuve : UCL, 2018 : https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:195310 (Notamment le chapitre 6 à propos de l’évaluation émotionnelle)

La difficile rencontre dans notre société

Aristote pensait que pour bien fonctionner, une société ne devait pas comporter un trop grand nombre d’individus, parce qu’au-delà, on ne se voit plus mutuellement.

Pour Lévinas, la rencontre d’autrui « prend la forme du visage » :

« Qu’est-ce que le visage ? Le visage, chez Lévinas, ne doit pas être compris au sens propre : le visage de l’homme excède toute description possible […] Le visage lévinassien est une métaphore qui sert à décrire plusieurs phénomènes :

  • le regard est connaissance, perception. Or le visage est peut s’envisager sur un mode épistémologique car l’accès au visage est d’emblée éthique.
  • pour avoir une relation sociale avec autrui, il ne faut pas l’objectiver, le décrire […]

Chez Lévinas, le visage c’est l’expressif d’autrui, qui me renvoie à ma responsabilité totale : je dois répondre de tous les autres. La subjectivité est investie chez lui d’une responsabilité totale, elle soutient le monde ».

Concrètement, il s’agit de rencontrer l’autre dans toute sa complexité, de lui porter attention comme si j’étais responsable de lui comme de quelqu’un que je connais bien. Ce n’est pas un objet, il ne se réduit pas à des catégories : c’est un autre être humain, de qui je dois répondre en même temps que je réponds du monde.

Quand je regarde une foule, je ne vois qu’une masse et des corps indistincts. Ici, il s’agit de rencontrer chacun dans son individualité ; de voir son visage. A travers l’autre, je vois l’humain.

Face à la déshumanisation, le poids du témoignage

Les discriminations problématiques passent par une forme de déshumanisation d’autrui. C’est la différence entre l’autre avec ou sans visage.

Certaines dynamiques sociales renforcent cette déshumanisation : désindividuation, dilution de responsabilité, état agentique, etc. Des éléments contextuels contribuent à déshumaniser les individus.

Ces considérations ont des implications concrètes du point de vue socioaffectif. Concrètement, un témoignage génère potentiellement plus d’empathie qu’une argumentation « factuelle », sur des bases « chiffrées ».

Cela signifie que face à des comportements discriminatoires, et même face à quelqu’un se prétendant très « rationnel », les faits et la logique ne suffisent pas. Il y a un travail à faire visant à (ré)humaniser l’exogroupe : lui donner la parole, le rendre humain, lui permettre de s’affirmer.

A ce sujet, voir notamment cette initiative : https://www.youtube.com/watch?v=CXZxhojYOYc

Du point de vue de la logique formelle, notons que ceci est porteur également. Un seul contre-exemple suffit à réfuter une affirmation générique. Exemple : « les femmes sont moins bonnes que les hommes en mathématiques ». En réalité, il suffit que je connaisse une seule femme meilleure qu’un homme en mathématiques pour pouvoir affirmer que cette phrase est fausse.

En somme, non seulement du point de vue affectif, mais aussi du point de vue logique, tout ce qui permet d’individualiser l’autre, de lui « donner un visage » et de témoigner de ses spécificités semble pertinent dans une optique de nuance des préjugés à potentiel discriminatoire.

Accueillir les peurs

La peur est un frein important pour aller à la rencontre de l’autre, de même que cela demande un effort : ce n’est pas naturel du tout d’aller interroger ses préjugés ou d’aller « contre ». Cela peut être très déstabilisant. En effet, comme nous l’avons dit précédemment, nous avons besoin de « grilles » pour lire le monde et nos croyances sont adaptatives dans une certaine mesure. Cela explique en partie leur résistance au changement. Cette résistance s’explique aussi par le fait que l’on tente généralement de provoquer le changement par le discours (le cognitif) alors que le changement est souvent plus puissant quand il part du sensoriel ou de l’émotionnel.

Une piste au niveau individuel peut être l’autodérision. Il s’agit de tourner en ridicule les angoisses que l’on peut avoir : « mais enfin, de quoi as-tu peur » ? En tout cas, il est intéressant d’acter et d’accueillir le fait qu’il y a une peur et éventuellement de l’extérioriser, de l’exprimer.

Ajoutons que nous adoptons parfois un regard particulier par rapport à nos croyances et à nos émotions. Par exemple, certains peuvent avoir peur de se mettre en colère. D’autres peuvent porter un jugement sur leur émotion ou leurs croyances : « ce n’est pas bien de penser cela, c’est stupide d’avoir peur ». On peut aussi stresser en anticipant une peur futur hypothétique, par exemple.

Il s’agit de « métacognitions », de « métaémotions » : des émotions et des croyances à propos de nos émotions et de nos croyances. Or, une des hypothèses est que certaines métacognitions et certaines métaémotions rendent plus difficile le travail sur les préjugés. Par exemple, si une personne s’efforce de « ne pas juger », il va à l’encontre de sa tendance naturelle à catégoriser et cela peut être contreproductif. Il s’agit dès lors d’accepter d’avoir parfois des pensées réductrices et se dire qu’elles passent, que l’on peut les nuancer.

« Lutter » contre ses peurs et ses préjugés est parfois inefficace. On peut se concentrer sur le « contenu » des pensées et essayer de les contredire, mais on peut aussi s’intéresser à notre propre rapport à ces pensées, voir ce qu’elles nous apportent, ce sur quoi elles se fondent, ce à quoi elles nous servent, ce qu’elles impliquent comme conséquences pour nous, etc. Est-ce que nous essayons de les éviter et de les museler, ou est-ce que nous les acceptons pour ensuite les nuancer ? Il s’agit d’une forme de conscience de nos propres fonctionnements cognitifs et émotionnels.

Estime de soi et comparaison sociale

Dans un contexte compétitif, l’individu aura tendance à faire des « comparaisons sociales descendantes » (c’est-à-dire à se valoriser par rapport à quelqu’un estimé « inférieur ») afin de maintenir ou rehausser son estime de soi.

« Je suis [caractéristique identitaire : belge / homme / blanc / hétéro] et donc mieux que… » (cf. également la notion de « biais d’autocomplaisance »). Par rapport à un tel fonctionnement, il s’agit de pouvoir (se) rassurer quant à sa propre estime de soi.

Une personne « insécurisée » va plus facilement avoir tendance à discriminer. Dans un contexte où les relations sont coopératives (cf. infra), par exemple, cette insécurité est moindre. Il s’agit de pouvoir valoriser chacun dans ses différences, et donc de développer la capacité à dire « je suis quelqu’un de bien » sans avoir besoin d’écraser l’autre.

En lien avec la normalisation des différences (évoquée supra) : il y a différentes couleurs de peau, différents âges, différentes orientations sexuelles, différents genres… et c’est ok. Chacun a des qualités, chacun peut contribuer à la société, chacun peut trouver sa place dans le groupe.

Dans l’éducation : « normaliser » la différence

Dès le plus jeune âge, l’enfant est confronté à la différence et élabore des jugements sur les constats qu’il en retire. Ainsi, par exemple il y a un glissement de l’observation « cet enfant ne mange pas comme moi » au jugement normatif « Berk, il mange mal, c’est dégoûtant ». Le message et la posture de l’adulte peut être à ce moment-là de valider le jugement ou au contraire de normaliser les différences. Il s’agit d’exprimer que « ce n’est pas anormal » : « en effet, il existe différentes manières de se comporter, et elles sont ok toutes les deux ».

La tolérance, comme le dit Isabelle Stengers (Stengers, I., Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, Paris : La Découverte, 1997), ce n’est pas d’accepter sans connaître ou de nier les différences, mais au contraire d’aller à la rencontre de l’autre. Il s’agit d’une forme d’acceptation que l’on n’avait pas au départ : la différence est constatée (« nous sommes différents »), et en même temps « normalisée » (« et c’est ok, et c’est normal »).

C’est la norme qu’il y ait de la différence. On n’élimine pas les différences, au contraire. Il s’agit d’acter que la différence fait partie de la vie et qu’elle n’est pas nécessairement dangereuse. La diversité est la norme.

La décentration : comprendre le vécu de l’autre

Université de Paix asbl, « La décentration, une compétence transversale », 2017 : http://www.universitedepaix.org/la-decentration-une-competence-transversale

La « décentration », une compétence transversale

Une manière de comprendre le vécu de l’autre consiste à « se mettre à sa place », à « sortir de son centre » pour tâcher de penser, ressentir ou vivre le monde comme l’autre le vit.

Dans son expérience devenue célèbre, Jane Elliott fait vivre à des enfants une expérience de discrimination sur base de la couleur de leurs yeux. Lorsque des reproches lui sont adressés quant à l’éthique de cette expérience, elle répond : « j’ai fait vivre à ces enfants pendant une journée ce que d’autres populations vivent au quotidien durant toute leur existence ».

La décentration peut donc permettre de comprendre le vécu des personnes discriminées. En ce sens, c’est aussi une manière de les (ré)humaniser.

Aussi, la décentration peut permettre de se mettre à la place de celle ou celui qui émet des jugements ou adopte des attitudes racistes, sexistes, homophobes… Elle peut donc s’appliquer aussi bien à un individu discriminé qu’à un individu discriminant. L’intérêt de cette posture ici repose sur le postulat que nous pouvons entendre les préoccupations de l’autre même si nous désapprouvons sa manière de les exprimer. L’idée est que derrière la violence, il y a des ressentis et opinions (émotions et pensées) qui peuvent faire l’objet d’une discussion.

Exemple d’activité

Il s’agit de construire un tableau à double entrée dans lequel l’individu identifie ce qu’il estime être des éléments « constitutifs » de son identité, de sa culture, de sa perspective, et des éléments qu’il identifie comme représentant l’identité, la perspective ou la « culture » d’une autre personne.

En fonction de la prise en compte des éléments listés, nous pouvons identifier quatre postures dans l’interaction avec l’autre.

Représentation de mon identité / ma culture / ma perspective

Posture de repli identitaire : pas de prise en compte de la culture / perspective de l’autre Prise en compte des spécificités de chacun : rencontre mutuelle
Déni, absence de discussion, perte de repères « Assimilation » à la culture / au point de vue de l’autre Représentation de l’identité / la perspective / la culture (« différente ») de l’autre

Cette activité permet de délimiter un « espace » de rencontre et de dialogue, mais aussi et surtout de mettre à plat les représentations qu’une personne peut avoir sur soi et sur autrui, et déjà par la même occasion de les nuancer.

Dans la communication interpersonnelle : entendre les préoccupations (ou besoins) de l’autre

Une manière de remonter aux préoccupations de l’autre consiste à « revenir dans les faits ». Face à des pensées génériques abstraites (de type « tous les [catégorie de personne] sont comme ceci »), il s’agit de s’interroger (ou d’interroger l’autre) sur ce qui lui fait dire ou penser cela.

Exemples de questions : qu’est-ce qui te fait penser cela ? Qu’as-tu vu ou entendu qui te fait dire ça ? Quelles sont circonstances ou situations qui te font affirmer cela ?

Il s’agit également de comprendre la charge des ressentis derrière les comportements ou messages exprimés. Cela passe par un processus d’empathie. Il s’agit de « remonter » aux émotions, aux préoccupations ou aux besoins. En Communication NonViolente, le postulat est qu’un comportement violent est « l’expression tragique d’un besoin non-reconnu ». Une personne qui rejette arbitrairement des étrangers est peut-être angoissée par la précarité de son emploi, inquiète à cause des actualités et de la cohabitation avec des personnes inconnues, etc.

L’expression et l’écoute des préoccupations offre donc une alternative à la violence. Ce faisant, il est possible d’émettre des hypothèses sur ce que je ressens (auto-empathie) ou sur ce que l’autre ressent (empathie) et de « mettre le focus » là-dessus plutôt que sur les propos ou comportements violents. Il est possible d’affirmer d’ailleurs son désaccord avec les propos ou actes violents tout en se montrant ouvert aux préoccupations à l’origine de ceux-ci.

Exemple d’application : Verzat, V., 5 Trucs Pour Parler Avec Un CONNARD (vidéo, 2017).

Nous sortons du registre de discours dans lequel le but est de convaincre l’autre à tout prix. Une piste consiste à inviter l’autre au récit. Pour ce faire, il s’agit non seulement de poser des questions ouvertes, mais aussi des questions « ouvrantes », c’est-à-dire qui invitent l’autre à (se) raconter, à parler de ses représentations et de leurs fondements affectifs et cognitifs. Par ce biais, il s’agit d’amener l’interlocuteur à se nuancer lui-même.

En somme, il s’agit d’amener l’interlocuteur à s’exprimer. Pour ce faire, différentes techniques existent :

  • la reformulation (synthèse du message de l’autre afin de s’assurer qu’on l’a compris et/ou de lui montrer que l’on tâche de le comprendre)
  • l’écoute empathique en Communication NonViolente (hypothèse sur les sentiments et besoins de l’interlocuteurs),
  • l’écoute dite « active » (reformulation du message de l’autre avec une hypothèse à vérifier sur son émotion),
  • l’« entretien épistémique » (visant à questionner l’autre afin de l’amener à clarifier sa pensée, voire à en découvrir par soi-même les contradictions et les limites) – Cf. Durand, T. [Acermendax], « Debunkage et entretien épistémique », 2015 : http://menace-theoriste.fr/debunkage/,
  • la « questiologie » (« l’art de poser des questions » afin d’aider l’autre à s’exprimer sur différents registres), et en général les techniques d’entretien / de récit en psychologie, en médiation, en méthodologie des sciences humaines et sociales, etc. – Cf. Falisse, F., « La questiologie, ou l’art de poser les bonnes questions », Conférence TEDx, Paris, 2012 : https://www.youtube.com/watch?v=R6YYiZVQMFg

Par exemple, une chose qui permet de faire évoluer les croyances et du coup les comportements des enseignants par rapport aux étudiants catégorisés comme étant « différents », c’est d’aller échanger avec eux, d’être à l’écoute de leurs réticences/résistances : en quoi tel aménagement à mettre en place pour un étudiant vient à l’encontre des buts qu’ils poursuivent, quels sont ces buts, quelles sont leurs craintes ? Dans la plupart des cas, cela permet de faire bouger un peu les lignes ; l’information sur les différences permet également de faire bouger un peu les choses, mais cela reste difficile dans la mesure où l’on reste principalement sur du cognitif. Une chose qui fonctionne bien par exemple est de leur faire vivre un parcours en chaise roulante sur le campus de Namur. Cela rejoint l’idée de « décentration », sachant que celle-ci n’est pas que cognitive : il s’agit littéralement de se mettre à la place de la personne qui est « différente », de vivre les choses comme elle les vit.

Du point de vue comportemental

Vivre la réalité de l’autre

Comme nous l’avons évoqué précédemment, une piste qui permet de mieux « accepter » la différence consiste à se mettre à la place de la personne différente, à vivre « sa » réalité, éventuellement à travers le jeu ou des mises en situation.

Coopérer, cheminer ensemble vers un but commun

Toujours dans une optique de rencontre et d’humanisation des rapports, il s’agit de partager une expérience avec l’autre.

Un certain nombre de discriminations racistes, homophobes ou sexistes reposent notamment sur le paradigme de la peur, ou du moins sur une représentation de « lutte de territoire ». Très concrètement, l’autre, par défaut, est vu comme un adversaire, un « concurrent » dans la lutte du partage des ressources. Pour préserver ou obtenir des privilèges, il faut instaurer une hiérarchisation.

Il s’agit là d’une idéologie de compétition, qu’observe notamment Pablo Servigne.

Servigne, P., Chapelle, G., L’entraide, l’autre loi de la jungle, 2017. Cf. https://pabloservigne.com/entraide-2/

La compétition occupe une place exacerbée socialement. Il existe une idéologie sociale selon laquelle l’autre est un adversaire, alors que dans la coopération, « tout le monde y gagne » et « le tout est plus que la somme des parties ». Des études en éthologie entre autres (Frans De Waal) démontrent pourtant que la compétition n’est pas davantage un « donné » dans le règne animal que la coopération. Au contraire, la coopération engendre des comportements généralement bénéfiques pour la survie des membres du groupe dans son ensemble.

Il se peut d’ailleurs que des personnes qui discriminent, dans ce contexte, se sentent en réalité discriminées. Une hypothèse est que ces personnes « discriminantes » ressentent elles-mêmes de la souffrance, des frustrations, des peurs, et éventuellement ont l’impression de subir des injustices, d’être « mises en danger », dans une situation précaire… Il y d’ailleurs un jeu là-dessus en termes de propagande (cf. infra).

Une manière de lutter contre les discriminations haineuses et les hiérarchisations arbitraires qui y sont liées consiste donc à vivre des expériences partagées, orientées vers un but commun, et à montrer que celles-ci apportent bien un bénéfice à la collectivité.

Une piste supplémentaire consiste à remettre en cause ouvertement – au niveau de l’organisation de la société – les idéologies compétitives propices aux discriminations.

En Belgique francophone, des pas ont été faits dans cette direction au niveau de l’enseignement. En 2014, le Décret « enseignement inclusif » dans le supérieur est sorti. Ce décret inclusif sera prochainement mis en application pour l’enseignement obligatoire. Malgré ces avancées symboliques au niveau politique, sur le terrain, le changement reste très difficile à mettre en œuvre et suppose un long travail de sensibilisation des enseignants, en particulier à l’université où dans certaines filières ou chez certains professeurs, l’élitisme est de mise.

Morale, loi et liberté d’expression

Cf. aussi Lecomte, J., « Faut-il censurer les propos racistes ? », 2015 : http://www.philomedia.be/faut-il-censurer-les-propos-racistes/

Comme nous l’avons développé ci-dessus, la liberté d’expression offre un cadre sécurisé pour penser et exprimer des idées. Elle est délimitée sur base d’un principe de « non-nuisance », protégeant notamment les minorités : chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais ne peut entraver les droits fondamentaux d’autrui, ou exprimer des messages haineux ou violents.

La morale en tant que telle peut-elle être efficace ?

D’un côté, des « règles et sanctions » claires et ayant un sens perçu par tous peuvent baliser la communication. Lorsque les normes sont intériorisées au sein d’un groupe, elles témoignent d’une certaine efficacité. En ce sens, les stratégies de disqualification, de dénonciation, voire d’humiliation seraient efficaces pour diminuer les comportements et messages haineux.

Lire aussi : The Anti-Vaccine Movement Should Be Ridiculed, Because Shame Works (2015). Cet article développe la thèse que l’humiliation de la position adverse est une stratégie à utiliser lorsque la discussion logique et rationnelle ne fonctionne pas. L’argumentation logique a parfois un effet contreproductif, notamment comme cela a pu être observé face à des « anti-vaccins ». A contrario, la ridiculisation de certaines opinions – et non des personnes qui les tiennent – aurait un effet de pression à la conformité : tenir de tels propos expose leur auteur à une désapprobation sociale, de sorte qu’il se sent ridicule de même seulement y penser… Sur base de plusieurs exemples, l’auteur de l’article montre que l’humiliation de certains mouvements (anti-mariage gay, KKK…) a permis d’en faire décliner le succès.

Novak, M., « The Anti-Vaccine Movement Should Be Ridiculed, Because Shame Works », 2015 : https://gizmodo.com/the-anti-vaccine-movement-should-be-ridiculed-because-1683258152

D’un autre côté, de tels outils pourraient s’avérer contreproductifs dans la mesure où ils génèrent des frustrations chez des individus qui s’estimeraient « muselés » et non reconnus dans leurs préoccupations.

« [Les stratégies d’interdictions et de censure] tendent même, par un effet pervers et inattendu, à cliver et radicaliser des positions qui l’invoquent rapidement de part et d’autre ; elles tendent également à crisper une partie importante de la population qui estime « qu’on ne peut plus rien dire » […] ». De Smet, F., « L’impasse moralisatrice de la lutte contre le racisme », 2013 : https://francoisdesmet.blog/2013/05/07/limpasse-moralisatrice-de-la-lutte-contre-le-racisme/

Quand le système discrimine – Idéologies

La compréhension et la gestion des discriminations peut se situer à plusieurs niveaux :

  • Individuel, de soi à soi : prise de conscience et régulation de ses propres croyances, de ses émotions, de ses comportements ;
  • Interpersonnel, de soi avec autrui : dialogue et expérimentation avec autrui ;
  • Groupal, organisationnel voire sociopolitique: un groupe d’individus, une structure voire un système discrimine à travers un ensemble de dispositifs. De ce fait, il est possible d’agir aussi sur ces fonctionnements.

Insécurité, compétition et bouc émissaire

Comme nous l’avons souligné précédemment dans cette note, un système compétitif s’accompagne intrinsèquement de discriminations. L’autre est vu de prime abord comme un adversaire, un danger. Il peut y avoir de ce fait une sorte de phénomène d’identification à l’agresseur : se protéger soi-même passe par le fait d’être du côté de « ceux qui disqualifient / agressent » plutôt que du côté des « disqualifiés / agressés ». C’est véritablement le problème de « trouver sa place » dans un groupe sans avoir à rabaisser autrui (que l’on retrouve également dans les phénomènes de harcèlement scolaire).

Simplisme et propagande

L’une des choses qui peut cristalliser les discriminations à un niveau systémique est la propagande, ou à tout le moins la pensée simpliste colportée socialement (par exemple, à travers des médias d’information). Le manque de pensée complexe / systémique donne un privilège aux idées simples, réductrices, et donc à des croyances stéréotypées sur des catégories de population. Lorsque celles-ci sont exacerbées et associées à des peurs, voire à une désignation de boucs-émissaires, celles-ci « institutionnalisent » la discrimination. La bipolarisation est alimentée par certaines organisations politiques et un contexte culturel.

Idéologies et discriminations

Le propre d’une idéologie est d’être quelque chose d’occulte. L’individu est dit « aliéné » dans la mesure où il n’a même pas conscience d’être partie prenante de l’idéologie. Elle se joue à son insu, il s’y conforme sans en être conscient. Un individu peut donc très bien ne pas avoir conscience de discriminer autrui. Or les statistiques et des études sur l’embauche, par exemple, montrent régulièrement que certaines catégories de la population subissent concrètement des discriminations à l’emploi. Les « contrôles au faciès » sont un autre exemple de discrimination systémique.

Parfois, un tel système contribue à désindividuer les personnes, ne serait-ce que dans la manière dont il structure les interactions. Ainsi en est-il des hôpitaux qui réduisent les individus à leur statut de « malade », des maisons de retraite qui réduisent les pensionnaires à un statut de « personnes âgées », etc. On peut s’interroger sur la ghettoïsation de certains quartiers, notamment.

En ce sens, il s’agit de réfléchir aux fonctionnements idéologiques qui discriminent à notre insu. Là encore, le but est d’enrayer les processus à travers lesquels des personnes sont « déshumanisées », non seulement d’un point de vue interpersonnel, mais également par un système qui fonctionne en leur défaveur.

Les freins à l’inclusion

Nous soulevons plusieurs obstacles possibles à l’inclusion, notamment au niveau scolaire :

  • les représentations des enseignants, de leur rôle, le système d’évaluation,
  • les filières très sélectives, avec un concours d’entrée,
  • le grand nombre d’étudiants qui favorise la sélection également.

Nous constatons que le système scolaire, notamment, favorise une forme de « sélection » et de « différenciation discriminante » entre les jeunes. Ceux-ci sont mis en compétition les uns contre les autres.

Vers une école d’émancipation et de conscientisation

Question évoquée de la place de l’école, en tension entre « système de tri » et « système d’émancipation / d’humanisation ».

Les piliers fondamentaux de l’alphabétisation selon Freire sont :

  1. une méthode active fondée sur le dialogue, la critique et la formation du jugement ;
  2. mise en application dans des cercles de culture où le premier contenu éducatif, avant l’apprentissage de l’écrit, est la notion même de culture et où le langage devient un outil de conscientisation intégrant les dimensions économiques, sociologiques, psychologiques, politiques et culturelles ;
  3. partant de situations vécues, de mots ou de thèmes générateurs (univers-vocabulaire des membres du cercle) qui sont codés (concrétisés en images dans un tableau, une pièce de théâtre…) pour susciter la curiosité et le questionnement, puis décodés/déconstruits en groupe, soit débattus et analysés pour élargir la réflexion, développer la perception critique et permettre ensuite la synthèse, un nouveau positionnement, le passage à l’action… Lire et écrire asbl, Journal de l’alpha 163 : Reflect-Action, avril 2008 : http://www.lire-et-ecrire.be/Journal-de-l-alpha-163-Reflect-Action-avril-2008

Autres pistes et liens utiles

Pas mal d’informations peuvent également être trouvées sur le site d’UNIA : https://www.unia.be/fr

Notamment : https://www.unia.be/fr/sensibilisation-et-prevention/outils

Bibliographie

Amnesty International, avec ARTS in Paris, « EYES OF A REFUGEE / LES YEUX D’UN RÉFUGIÉ », 2016 : https://www.youtube.com/watch?v=CXZxhojYOYc

De la Fuente, A., Pourquoi faire appel à des jeux pédagogiques ?, ITECO, 2008 : http://www.iteco.be/ressources/concepts-grilles-d-analyse-exercices-et-jeux-dont-le-jeu-des-chaises/Pourquoi-faire-appel-a-des-jeux

De Smet, F., « L’impasse moralisatrice de la lutte contre le racisme », 2013 : https://francoisdesmet.blog/2013/05/07/limpasse-moralisatrice-de-la-lutte-contre-le-racisme/

Dozot, C., Rôle de l’estime de soi et des émotions dans le traitement des feed-back académiques par les étudiants universitaires, Louvain-la-Neuve : UCL, 2018 : https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:195310

Durand, T. [Acermendax], « Debunkage et entretien épistémique », 2015 : http://menace-theoriste.fr/debunkage/

Elliott, J., « brown eyes – blue eyes experiment » [vidéo] : http://www.dailymotion.com/video/xs0835

Falisse, F., « La questiologie, ou l’art de poser les bonnes questions », Conférence TEDx, Paris, 2012 : https://www.youtube.com/watch?v=R6YYiZVQMFg

Faulx, D., Danse, C., Apprendre à penser autrement : La mise au carré, un processus au service du langage et des idées, 2017.

La-philosophie.com, « Lévinas – Le visage » : https://la-philosophie.com/visage-levinas

Lecomte, J., « Lutter contre la haine de l’autre », 2016 : http://www.philomedia.be/lutter-contre-la-haine-de-lautre/

Bibliographie du dossier : http://www.philomedia.be/lutter-contre-les-discours-de-haine-ressources-et-bibliographie/

Lecomte, J., « Faut-il censurer les propos racistes ? », 2015 : http://www.philomedia.be/faut-il-censurer-les-propos-racistes/

Lire et écrire asbl, Journal de l’alpha 163 : Reflect-Action, avril 2008 : http://www.lire-et-ecrire.be/Journal-de-l-alpha-163-Reflect-Action-avril-2008

Minton, K., Ogden, P., Pain, C., Le trauma et le corps, Bruxelles : De Boeck, 2015.

Novak, M., « The Anti-Vaccine Movement Should Be Ridiculed, Because Shame Works », 2015 : https://gizmodo.com/the-anti-vaccine-movement-should-be-ridiculed-because-1683258152

« Psychologie : biais endogroupe » : https://psychologie.savoir.fr/psychologie-biais-endogroupe/

Renaissance Numérique, Infographie « Agir face à la haine sur Internet dans une société collaborative » – Inclusion Numérique et Solidarité, 2017 : http://www.renaissancenumerique.org/publications/infographie-agir-face-a-la-haine-sur-internet-dans-une-societe-collaborative

Servigne, P., Chapelle, G., L’entraide, l’autre loi de la jungle, 2017. Cf. https://pabloservigne.com/entraide-2/

Stengers, I., Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, Paris : La Découverte, 1997.

Unia : https://www.unia.be/fr

Université de Paix asbl [sur base de l’ouvrage de Daniel Faulx], « La mise au carré pour nuancer ses croyances », 2017 : https://www.universitedepaix.org/la-mise-au-carre-pour-nuancer-ses-croyances

Verzat, V. « 5 trucs pour parler avec un connard » [vidéo] : https://www.youtube.com/watch?v=CUuO_c2_APE