Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif aux pistes éducatives face à la « radicalisation ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « adolescence » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

Plan du dossier

Certains jeunes qui se radicalisent peuvent être victimes de phénomènes d’étiquetage, d’exclusion ou encore de certaines formes de stigmatisation. Ces phénomènes peuvent prendre la forme de comportements racistes ou xénophobes, mais aussi de façon moins perceptible de stéréotypes et de clichés.

Or, il existe un consensus en psychosociologie (Cf. notamment les dynamiques de l’exclusion sociale selon Paugam, le concept de « labelling » chez Goffman, etc.) par rapport à l’idée que les étiquettes et autres catégorisations sociales ont un impact sur les manières dont un individu se perçoit et se comporte en conséquence.

Pour Robert Castel, les différentes formes de marginalisation s’incarnent dans des processus. La situation des individus dits marginalisés correspond à « l’aboutissement d’une dynamique d’exclusion » [Castel, R., « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique n°22, 1994, pp. 11-27]. Il propose le concept de désaffiliation sociale pour expliquer dans quelle mesure, contrairement à la notion de seule exclusion, il y a une réappropriation individuelle, un positionnement réassumé de l’individu : « je n’appartiens pas à cette société-là ». La désaffiliation sociale s’inscrit dans un processus d’exclusion (une forme de « vulnérabilité », de « fragilisation ») qui sa manifeste à un moment donné par la volonté de l’individu d’acter une forme de refus. Pour l’auteur, si un individu peut « descendre » les échelons à travers ce processus (de l’intégration à la désaffiliation en passant par une zone de vulnérabilité), il devrait également lui être possible de les « remonter ».

Il est par exemple observable que le djihadisme s’exacerbe en prison. Lorsqu’une personne est emprisonnée, la dynamique d’exclusion sociale atteint son paroxysme. Il est alors acté que celle-ci est « inapte » à vivre en société. En ce sens, par rapport à la lutte contre la radicalisation extrémiste et dans une optique d’intégration pacifique, la prison s’avère parfois être une réponse contreproductive.

Lire parmi de nombreuses ressources en ce sens :

Il ne s’agit pas ici de dire qu’il ne faut pas sanctionner les crimes, mais bien de questionner le suivi et l’accompagnement des jeunes en proie à la radicalisation, y compris dans les institutions pénitentiaires. Quels sont les processus d’inclusion, de (ré)intégration de ces jeunes en société ? Comment ne pas favoriser l’identification à une étiquette de paria, de martyr qui aspire à la vengeance, et plutôt, au contraire, permettre la perspective d’une insertion pacifique et mutuellement respectueuse dans la société ?

La radicalisation extrémiste peut par ailleurs être favorisée par un sentiment d’injustice et d’inadéquation. Les individus qui se radicalisent peuvent être en rébellion, en révolte, d’une part face à ce qu’ils identifient comme une culture de laquelle ils se sentent exclus (d’autant plus s’ils ont été victimes de comportements racistes, d’inégalités ou autres) et parfois d’autre part face à leurs parents, qui dans certains cas placent énormément d’attentes dans le système occidental. Plusieurs jeunes essuient probablement une forte déception face à un système dans lequel ils ne se sentent parfois pas à leur place, et ce malgré des espoirs portés depuis plusieurs générations. Ils peuvent également se sentir en colère en voyant la situation dans leur pays d’origine, en lien avec ce qu’ils considèrent comme un « mauvais » positionnement de leur pays d’accueil. Souvent attentifs à la géopolitique liée à leur région d’origine, d’autant plus que des membres de leurs familles y vivent toujours, certains jeunes sont confrontés à un sentiment d’impuissance, à l’inquiétude et à la rage.

Cette thèse repose sur des hypothèses humanistes selon lesquelles aucun être humain n’est intrinsèquement « mauvais » [Cf. Content, P-H., « La violence des adolescents », in Science et conscience n°9, 1993, pp. 37-40]. Chaque être humain est par contre traversé par des besoins et des émotions. En somme, selon cette approche, la souffrance ou le manque à l’origine de la colère et des frustrations peuvent engendrer de l’hostilité et par la suite amener à des comportements destructeurs. Notons l’importance de distinguer un vécu émotionnel d’une pensée hostile et d’un acte destructeur. Tous les jeunes qui ont des pensées violentes ne passent pas à l’acte, et tous ceux qui ressentent une émotion désagréable n’en viennent pas à développer de l’hostilité.

Toujours dans ce type d’éclairage du phénomène, il est possible de relier certains types de violence à des formes de vécu traumatique. Ce traumatisme peut trouver son origine très loin dans le vécu expérientiel de l’individu. Pour Stanislov Grof, par exemple, des cas de recours à la violence extrême peuvent trouver leur source avant la naissance proprement dite, au niveau de ce qu’il appelle les « matrices périnatales fondamentales ». Selon lui, le vécu du « paradis intra-utérin », caractérisé par une symbiose, est suivi par deux moments potentiellement très traumatiques : le désespoir et l’impuissance de rester coincé, enfermé, puis le moment du passage. Il s’ensuit normalement un retour à la sécurité, à la symbiose, dans les bras de la mère.  Pour des auteurs comme Grof, dès notre conception, nous vivons tout un ensemble de « programmations » inconscientes [Cf. Grof, S., Psychologie transpersonnelle, Monaco : Editions du Rocher, 1996].

En ce sens, un accompagnement adéquat est également à envisager.

En outre, il est judicieux de noter que l’identification à un « corps combattant » n’est pas toujours le fait d’une adhésion idéologique forte, et encore moins d’une construction rationnelle réfléchie. Il arrive que certaines personnes rejoignent une cause sans en avoir une connaissance très poussée (au contraire).

L’adolescence est aussi caractérisée par un corps qui « bouillonne », à découvrir et à apprivoiser. Il est le lieu non seulement d’un certain nombre de besoins et d’émotions, mais aussi de pulsions. Dans cette optique, apporter des réponses au niveau du « sens », des valeurs et des idéaux ne suffit peut-être pas. Il s’agit aussi d’apprivoiser un corps, de le découvrir et d’en canaliser les énergies.

Dans le même ordre d’idées, il importe de différencier des comportements qui peuvent s’apparenter à des formes de sociopathie, de psychopathie ou encore de sadisme latents (caractérisées entre autres par le plaisir dans l’idée de faire souffrir), d’une forme de « fragilité » émotionnelle et affective que l’on pourrait par exemple retrouver chez des individus qui adhèrent à des sectes, ne se rendant pas compte de ce dans quoi ils s’engagent. Concrètement, l’adhésion à un dogme valorisant la destruction peut être elle-même influencée par une propension pathologique à la destruction, ce qui en soi nécessite une prise en charge spécifique.

Quelques pistes éducatives

  • Travailler au-delà d’une logique purement « répressive ». Si les règles et les sanctions font partie de la vie et de l’apprentissage, il est important de les accompagner de communication et de développer des pistes préventives. En corollaire et face aux dynamiques de stigmatisation, il est question de favoriser une identification positive du jeune, de valoriser ses comportements constructifs (cf. également supra, à propos de l’estime de soi).
  • Prendre en considération différents niveaux de la réalité sociale (lire entre autres : Pirotton, G., « Comprendre les réalités sociales : questions de niveaux », s. l., s. d. Consulté le 05/10/2015). Les causes possibles d’un comportement ne se situent pas seulement dans le vécu « psychologique » de l’individu. C’est également une manière de contrebalancer les phénomènes d’étiquetage dont peuvent être victimes certains jeunes. Il importe de ne pas uniquement se limiter à une dimension « psychologisante » (vécu « intérieur » de l’adolescent), mais aussi de travailler sur les autres niveaux de la réalité sociale :
    • interpersonnel : apprendre à communiquer, à maîtriser le langage, à exprimer ses émotions, à écouter…
    • groupal : appartenance à des groupes, vécu d’expériences partagées, développement de dynamiques de groupe constructives…
    • organisationnel, institutionnel, politique et historique : accueil et inclusion (en classe comme en société), régulation, différenciation des pratiques, déconstruction des préjugés, organisation d’espaces de rencontre, définition d’un socle commun de valeurs, etc.
  • Travailler sur le lien social, les dynamiques de socialisation et « d’inclusion » dans un groupe. Cela peut passer par le fait de trouver du commun entre les individus, le fait de partager des expériences (cf. supra)…
  • Accueillir les émotions, apprendre des compétences sociales et émotionnelles permettant d’exprimer ses émotions (et besoins) de manière non-violente. Cela va de pair avec une certaine forme d’empathie, voire d’auto-empathie. Il s’agit d’apprendre aux jeunes à mieux distinguer ce qu’ils éprouvent (y compris à travers un vocabulaire spécifique), à mieux l’identifier chez eux et chez les autres, à canaliser leurs tensions et à les exprimer d’une manière adéquate, sans blesser l’autre.
  • Développer l’intelligence « corporelle ». Il s’agit d’approcher les émotions, les besoins et les pulsions par le corps. Il est question ici d’apprivoiser le corps, d’en prendre conscience et d’apprendre à utiliser l’énergie qui le parcourt à travers des comportements non-destructeurs (pratique d’un sport, pleine conscience, aikido, thai chi…)

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